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La vie effaçant toutes choses
"Je marche sous le joug d'une sacoche de dix kilos que j'appelle mon kit de survie, j'apprends que j'ai peur des baleines mortes et je ne sais pas qui je suis.Et je ne sais pas si je l'apprendrai ici.Mais je sens que si je me laisse porter par les fanfares de la Renaissance, par la tempête et les corps de baleines, j'accèderai à une part de moi que je ne me rappelle pas avoir jamais approchée."
Neuf femmes, d'âges,de milieux différents, mais toutes dans un moment de fragilité, fragilité qu'il leur faudra accepter, et surtout dans une volonté de se débarrasser de "l'échiquier social" qui leur a imparti un rôle -carcan. Signe de ce malaise à la fois psychique et physique, les cauchemars morbides (décrits de manière très réaliste) dont beaucoup d'entre elles souffrent.
Fanny Chiarello scrute ici avec une attention sans faille les micro-fonctionnements de nos relations avec les autres, en soulignant la violence cachée: "Il y a violence à feindre de ne pas percevoir le spectre lumineux d'un être vivant, même si l'on feint pour le laisser croire qu'il dispose d'une forme d'intimité, là, entre sa valise et le couloir du TER, même si l'on feint pour le laisser détendre ses épaules sans témoin."
Elle décrit aussi avec une précision poétique les paysages dévastés des bords de voies de chemins de fer, les petites villes côtières, les chambres d'hôtels modestes, tous ces lieux que nous traversons sans leur accorder plus qu'un regard distrait, mais qui en disent long sur notre humanité.
Roman ou nouvelles ? L’éditeur ne tranche pas. Disons qu 'il s'agit de neuf récits qui s'interpénètrent par le biais de personnages récurrents, qu'ils soient principaux ou non, une SDF, Rita , étant un peu le fil rouge que l'on va retrouver dans chacun de ces textes, simple silhouette ou actrice à part entière, interagissant avec les autres héroïnes.
Autre lien : la musique, qu'elle intervienne par le biais d'orchestres, d'une artiste ou d'une station de radio dont certains animateurs ou animatrices joueront aussi un rôle au sein de ce dispositif narratif.
Certaines métaphores servent aussi de leitmotiv, comme autant de cailloux que l'auteure sème à l'attention du lecteur.
Un roman puissant, tant par la forme que par le fond .
L'écriture de Fanny Chiarello, précise, vive, donne chair à ces neuf femmes, parfois rugueuses, nous les rend attachantes, sensibles et presque sœurs. Un grand coup de cœur ! Et zou sur l’étagère des indispensables.
24/07/2018 | Lien permanent | Commentaires (11)
La maison en chantier, éloge du plâtre, de la poussière et du pot de peinture
Allez savoir pourquoi le mot "éloge" (malgré de nombreuses déconvenues made in folio,2 euros) exerce sur moi un attrait irrépressible. Quand, de plus, lui sont accolés des mots aussi incongrus que "plâtre " et "poussière", ma curiosité est aussitôt mise en éveil et je craque bien évidemment!
Bien m'en a pris car si en matière de chantier (et non de bricolage ou rénovation, comme le précise l'auteure) je ne fais que subir et non agir, j'ai été totalement conquise par le texte de Christine Brusson.
Comme elle le souligne "Rares sont les travailleurs manuels qui écrivent" et on pourrait ajouter :d'une manière aussi originale , poétique et iconoclaste qu'elle.
Parce qu'elle s'est elle même consacrée à cet art du chantier après des études de lettres et d'architecture , l'auteure -qui a par ailleurs rédigé Rénovation intérieure de A à Z- a donc toute légitimité pour nous parler de manière pratique (schémas à l'appui), mais aussi vivante et charnelle des liens qui unissent le corps humain, la maison et le monde.
Dans ce court livre, composé de 64 chapitres mêlant références littéraires-une petite sélection de livres clôt le texte-architecturales , poétiques , Christine Brusson , balaie les idées reçues,dédramatise le chantier, nous montre tout ce qu'il lui apprend et nous transmet son "même amour passionné des livres et des maisons".
Elle nous dit la matière (très belles pages à la fois instructives et poétiques sur le plâtre et la poussière), le rapport au corps , à la vie, à tout ce qui s'inscrit dans les maisons et en nous. "Mettez-vous au travail. Commencez par planter un clou, puis deux , puis dix. Vous verrez, cela ira de mieux en mieux. De mieux en mieux, je vous assure". Et on a envie de la croire tant son énergie est contagieuse.
Un livre total, où l'humour et la sensualité se faufilent, -qui aurait pensé que le chantier donnait envie de faire l'amour ?-,un livre où piocher citations à l'envi , tant sur la chantier que sur une pratique de vie et de liberté. Un livre charnel et puissant qui va m'accompagner longtemps, je le sens car après l'avoir lu et corné abondamment, je vais régulièrement y piocher au hasard et recorner sans vergogne de nouvelles pages...
Christine Brusson, La maison en chantier, éloge du plâtre et de la poussière et du pot de peinture.
Editions des Equateurs, 200 pages intenses.
A propos du mot chantier: "Il évoque un lieu interlope empli de matériaux et d'outils, où le corps, oublieux de lui-même et du temps, avec générosité, s'use et s'amuse."
"Les maisons ressemblent aux arbres. On s'y hisse pour s'y cacher.
On sent cela dans les romans : les maisons sont des personnages. Chez Dickens, par exemple, écrit l'architecte danois Rasmussen, "les maisons et les intérieurs acquièrent de façon démoniqaue une âme correspondant à celle des habitants."
Oui, elles abritent une âme, ou quelque chose qu'on peut nommer ainsi, une conscience. Elle est là, elle vous regarde dans les coins d'ombre, la lumière de midi, l'élégance des courbes où tremblent les rideaux de mousseline, le vent dans la cheminée, la présence et l'absence des gens aimés. On pense à ceux qui ont habité là avant nous.Parfois dans une pièce, d'où vient cette impression que quelqu'un nous regarde ? "
21/05/2009 | Lien permanent | Commentaires (10)
La blessure. Anna Enquist #3
La blessure est un recueil de nouvelles parfaitement clos sur lui même. En effet, Anna Enquist réussit le tour de force de partir d'un fait authentique, un père et ses deux fils qui ont erré sur un bloc de glace pendant quatorze jours au 19 ème siècle "la traversée", de nous parler de relations familiales plus contemporaines, de football, de l'organisation de la cuisine d'un hôpital, de tableau retrouvé, pour terminer par un texte qui nous donne, mine de rien, en passant, des nouvelles de personnages évoqués précédemment, dans un paysage d'une luminosité, une blancheur absolue, équivalente à celle inaugurant le recueil. Armature solide donc.
Point commun à tous ces personnages, qu'ils soient adultes ou enfants ? Une blessure, une fragilité,"Je me sens comme un tache mal délimitée" qui va soudain les faire basculer , un peu -ou plus - dans un état de bouleversement qu'ils affronteront avec des armes variées. Ce peut être la politesse car "La politesse est un poignard en or", la connaissance: Jacob qui est le seul à savoir nager et lire dans cette famille de pêcheurs, veut à tout prix s'en sortir, alors que son père et son frères, plus frustes, s'abandonnent aux éléments...
Anna Enquist souligne les ambivalences de ses héros, ainsi une adolescente qui ment à ses parents pour aller rejoindre celui dont elle croit être amoureuse : "Pourquoi ne sait-elle pas ce que je fais, pense Hanna,pourquoi est-ce que je me mets à pleurer, pourtant je ne veux surtout pas qu'elle le sache."
L'auteure excelle à nous montrer, sans pathos, l'hystérie qui s'enflamme soudain dans une communauté vivant en quasi autarcie, ou celle qui couve à bas bruit dans le cerveau d'un excellent gestionnaire, plus apte à la déceler chez les autres qu'à la reconnaître chez lui. La description de toutes les stratégies qu'il met en place inconsciememnt pour la tenir à distance est proprement époustouflante. Quant à celle, hallucinée ,des relations d'un couple hollandais dans un camping français à la veille d'un match de foot , elle vaut aussi tous les romans."Les vacances se passent à laver.De la vaisselle, des vêtements, des corps.Tout est enduit de savon et maintenu sous un filet d'eau. Pendant ce temps, il faut crier comme dans une conversation en plein ouragan.
"Je voudrais être morte.
-Je n'arriverai pas à me débarrasser de cette tache de gras.
- Ce soir je vais me pendre
-J'aimerais faire des rognons. "
Et cetera.Tout se perd dans le vent."
C'est en effet avec une grande économie de moyens, mais avec beaucoup d'empathie, qu'Anna Enquist relate ces instants , sans jamais céder à la facilité de la nouvelle à chute, préférant évoquer des atmosphères, raconter de manière simple , nette et efficace. Ainsi en deux phrases : "Le morceau de glace remonte en basculant à la surface. Pas père." Du grand art .
La blessure, Anna Enquist.1999, édité chez Actes Sud en 2005, chez Babel en 2007.Traduction du néerlandais par Isabelle Rosselin267 pages infiniment justes.
Un énorme merci à Cuné qui m'a offert ce livre, me permettant ainsi de découvrir cette auteure !
04/08/2009 | Lien permanent | Commentaires (10)