02/03/2023
Les Autres ne sont pas des gens comme nous
" Je veux être considérée comme potentiellement monstrueuse, comme possiblement perverse, au moins autant que n'importe quel valide. "
Ainsi parle Julie, jeune femme tétraplégique qui, depuis, son fauteuil observe le monde comme une La Bruyère contemporaine.
Si elle se montre volontiers corrosive envers ses non-semblables, elle ne s’épargne guère non plus : "Suite à un accouchement difficile, j'ai hérité d'un corps à euphémismes: différent, singulier, en situation de handicap, en position de non-réalisation des habitudes de vie d'une personne. Le truc sympa, quoi (oui, j'ai aussi hérité d'un cerveau à antiphrases) ."
Les familiers de J. M. Erre retrouveront ici dans les différents textes écrits par Julie son amour des mots, sa volonté de pousser à l'extrême les travers de la société ainsi que des personnages (aux noms improbables) issus de ses précédents romans. Pas de quoi s'affoler pour ceux qui découvriraient cet auteur: vous ne serez pas exclus de la fête et cela vous donnera sans doute l'envie de découvrir les précédentes œuvres de l’auteur.
J.M. Erre célèbre ici, entre humour noir et amour de l'humanité malgré tout, les vertus et les défauts du récit : éviter de nous coltiner avec la réalité mais aussi accepter de se la prendre en pleine face.
Éditions Buchet-Chastel 2023, 200 pages piquetées de marque-pages.
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27/10/2022
Un peu, beaucoup...à la folie C'est en poche et c'est indispensable !
"Il est vingt heures. En moins d'une journée, j'ai tué, j'ai ri, j'ai aimé. Il faudrait que je dorme. Une nuit de huit ou neuf heures. Douze serait l'idéal. C'est la difficulté quand on possède un champ de bataille en guise de cerveau et une cocotte-minute à la place du corps. Émilie Guillaumin"
"Maman est folle", chante William Sheller. Mais ici, il n'y pas qu'elle qui soit touchée par la maladie mentale, quelle que soit sa forme, identifiée, ou non.
Sans pathos, mais sans gommer la violence qui parfois l'accompagne (sans omettre celle de la société qui prône la résilience à grands cris, comme le rappelle Emilie Guillaumin dans "La fabrique des fous"), chaque texte nous dépeint de l'intérieur ou de l'extérieur, via des proches, les addictions, la bipolarité , la dépression, bref les formes variées de ce qu'on appelle familièrement "folie".
Un mot honni par la mère de la nouvelle de Violaine Huisman "La vieille folle" mais célébré par la fille de celle-ci "parce qu’il recèle l'amour insensé que j'ai voué à maman".
D'amour, il en est beaucoup question dans ces textes. Amour entre un frère et une sœur dans la nouvelle d'Olivier Adam "De passage", nouvelle aux personnages plus vrais que nature où le mari de la sœur ne peut supporter le comportement de ce beau-frère instable à qui on pardonne tout et qui révèle de manière brutale les dysfonctionnements d'une famille.
Amour inquiet d'un père pour sa fille adolescente dont le corps est celui d'une femme et l'esprit celui d'une enfant, un père qui craint les prédateurs sexuels. Et dans cette nouvelle,"la flèche noire" Emmanuelle Bayamack-Tam est à son meilleur, peignant avec subtilité tous les sentiments contradictoires qui peuvent animer les parents de cette adolescente.
Bref, on sent que les autrices et auteurs se sont vraiment impliqués dans ces textes , ce qui nous donne un recueil de très grande qualité. Un indispensable donc.
20/11/2021
13 à table ! 2022
"J'ai eu treize ans le 11 novembre 1974; c'était un lundi. j'étais content d'être né un jour férié parce que je me suis beaucoup ennuyé à l'école, et je n'aurais pas aimé passer en classe le jour de mon anniversaire. le lendemain matin, mardi 12 novembre, à 8h 10, mon père s'est suicidé." Marie-Hélène Lafon
Ne nous voilons pas la face, ce genre d'initiative caritative donne rarement lieu à e grandes réussites du point de vue littéraire, sans doute car il faut combiner auteurs populaires , susceptibles d'attirer un large public et auteurs plus reconnus par la critique.
Le thème retenu, de plus, Les Vacances, n'augurait rien de bon mais , à l'exception de ,je cafte, trois auteurs qui l'ont pris au pied de la lettre, le 13 à table de cette année est un excellent cru.
On y retrouvera ainsi la famille Santoire chère à Marie-Hélène Lafon, avec un dénouement plutôt audacieux ou un texte tout en délicatesse de Jean-Paul Dubois qui m'a fait penser à Alain Souchon et à un événement traumatique de son enfance.
Quant à Alexandra Lapierre, elle nous gratifie d'un récit sur une relation sororale magistrale. Les tonalités varient , mais la nostalgie n'est pas forcément au rendez-vous comme je le craignais de prime abord. Un recueil où Cyril Lignac nous offre même une recette de poulet rôti à l'origan frais et au citron ça ne se refuse pas .
Couverture de Riad Sattouf
Pocket 2021
11:20 Publié dans le bon plan de fin de semaine, Nouvelles françaises | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : tonino benacquista leïla slimani karine giebel romain puértolas
30/10/2021
Même à l'ombre, les cigales chantent
De ces treize autrices, je ne connaissais personne mais le projet de s'engager contre le cancer du sein qui les rassemble ici m'intéressait vraiment et je n'ai pas été déçue.
En effet, si quelques textes n'évitent pas certaines situations attendues de la littérature à l'eau de rose, la majorité d'entre eux abordent avec finesse et délicatesse les relations entre la malade et son entourage ( mère-fille, entre amies, voire entre sœurs jumelles), relation chaotiques qui ne se limitent pas aux bons sentiments. Un recueil à (s') offrir car on y sent une réelle implication des autrices.
Hugo poche 2021
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02/06/2021
Le plongeoir
"Je n'avais rien à leur prouver, à ces cons-là ! je plonge si je veux. Pas parce qu'on me lance un défi. Je ferai les choses quand je serai prête. Et même si je ne plonge jamais de ma vie, cela gêne qui ? "
Trois nouvelles mais deux thèmes communs: l'eau et le jeu qui se transforme en contrainte, en harcèlement. Trois points de vue également: celui de la jeune fille que deux lourdauds voudraient contraindre à plonger; celui du harceleur qui oblige son cousin à apprendre à nager , en lui faisant frôler de peu la noyade; enfin celui du témoin passif, en l’occurrence la mère d'un ado qui voudrait contraindre sa copine à nager tout de suite alors qu'elle voudrait prendre son temps, jugeant l'eau trop froide.
Des situations en apparence anodines, dont les adultes ne prennent pas toujours la mesure du traumatisme qu'elles peuvent engendrer et qu'Elsa Devernois peint avec beaucoup de finesse et d'efficacité en quelques pages.
Merci à Babelio et Talents Hauts pour cette découverte.
06:00 Publié dans Jeunesse, Nouvelles françaises | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : elsa devernois
01/06/2021
Canoës
"Ni errance, ni même exploration, ces heures s'étirent dans une forme d'appréhension excitée, un jeu ouvert, où la monotonie de la banlieue , sa continuité infinie , mais aussi les échappées sur les collines, dans les plis rocheux de la montagne, peuvent à tout moment faire revenir une image, une pensée, une voix, et relier en moi ce qui se tient disjoint."
"Roman en pièces détachées", comme le décrit-elle-même l'autrice, Canoës explore la nature de la voix humaine, dans ce qu'elle peut avoir de plus ténu et de plus révélateur en sept textes, "sept satellites" gravitant autour d'une novella centrale.
Les canoës, qui servaient autrefois à transmettre les messages dans les régions lacustres se retrouvent dans chacun des textes, soit sous une forme discrète (en pendentif, par exemple) ou plus massivement. Ce qui relie également ces textes, ce sont les périodes troublées dans lesquelles évoluent les personnages, que ce soit ce veuf qui refuse d'effacer la voix de sa femme sur le répondeur ou cette narratrice de "Mustang" qui vient de perdre l'enfant qu'elle portait, ce qui est mentionné très discrètement ,et se trouve confrontée à un nouveau pays où la voix de son amoureux a changé, comme pour mieux s'adapter.
Qu'on s'interroge sur la voix que pouvaient avoir les derniers chasseurs-cueilleurs de la préhistoire, qu'on rencontre une amie qui veut rendre sa voix plus grave pour l’adapter aux critères d'un possible emploi à la radio , on est toujours au plus près de ces personnages et de leurs préoccupations tant le style de Maylis de Kerangal exerce un charme (au sens premier du terme) efficace et prégnant.
Verticales 2021.
06:00 Publié dans l'étagère des indispensables, Nouvelles françaises, romans français | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : maylis de kerangal
15/05/2021
Petits vices et gros défauts
"Elle lui avait répondu : "Tu cites Sautet dans Les Choses de la vie, mais tu n'as pas le charme de Piccoli au volant". "
Ces sept fameux péchés capitaux ne proviennent pas de la Bible, comme nous l'indique Ariane Bois dans son introduction , mais d'un moine en Égypte et au départ il y avait adjoint la tristesse.
Si sept écrivains s'étaient déjà penchés au siècle dernier sur la paresse, l'avarice, l'orgueil, la gourmandise ,l'envie, la luxure et la colère , ce sont maintenant sept femmes qui nous livrent des textes tour à tour malicieux, cruels, sensibles, jouant parfois de l'ambiguïté pour mieux surprendre ,mais toujours pertinents sur ces thèmes éternels .
Ces nouvelles sont aussi l'occasion de donner un coup de projecteur sur bien des aspects de notre société (gestation pour autrui, tics de langage , colocation...)et le format court ne devrait pas rebuter car, en quelques pages, nous est livré un concentré d'émotions variées. En plus, c'est en poche , alors ne pas craquer serait un péché !
Éditions Charleston 2021,180 pages, Delphine Bertholon, Ariane Bois, Sophie Carquain, Dominique Dyens, Gaëlle Josse, Agathe Ruga, Marie Sellier.
06:00 Publié dans le bon plan de fin de semaine, Nouvelles françaises | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : delphine bertholon, ariane bois, sophie carquain, dominique dyens, gaëlle josse, agathe ruga, marie sellier
18/03/2021
Elle est le vent furieux
"On ne réalise pas, quand tout va bien, la rapidité avec laquelle ce qu'on croit immuable peut s'écrouler." Flore Vesco
Printemps silencieux, essai de Rachel Carson ,alertait déjà sur les dangers des pesticides . Ici, Marie Pavlenko, Sophie Adriansen, Marie Alhinho, Coline Pierré, Cindy Van Wilder et Flore Vesco se mettent à six pour s’adresser aux jeunes générations, mais pas que, pour envisager les différentes formes de la colère de Dame Nature face aux multiples agressions dont elle est victime.
Les formes et les tonalités divergent, mais s’harmonisent par la structure du recueil et Flore Vesco n'hésite d'ailleurs pas à recycler le texte de ses compagnes d'écritures dans un centon* où se côtoient aussi bien Borges que Jules Renard ou le mode d'emploi du Minitel 2 modèle Phillips.
Si j'ai apprécié la totalité des nouvelles, leur volonté de maintenir un peu d'espoir, fût-il aussi léger qu'un papillon..., je chéris tout particulièrement le texte de Coline Pierré qui, par sa poésie, sa douceur et son écriture à la fois sensuelle et empathique a su m'enthousiasmer. Un recueil nécessaire.
Flammarion 2021.
* une œuvre littéraire ou musicale, constituée d'éléments repris à une ou plusieurs autres œuvres et réarrangés de manière à former un texte différent.
Antigone a aussi beaucoup aimé: clic
06:00 Publié dans Jeunesse, Nouvelles françaises | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : marie alhinho coline pierré marie pavlenko sophie adriansen, flore vesco, cindy van wilder
23/01/2020
Ailleurs sous zéro
"Et puis, vlan, que nenni ! fi des belles intentions, un autre quotidien, sans vergogne ni respect pour la beauté de vivre, tout de hargne ordinaire, d' ébouriffante agitation, vous saisit au colback et vous secoue d'emblée, vous donnant le tournis au rythme enivrant d'une tout autre saison, en toute autre campagne: celle des élections."
Dans le prologue, Pierre Pelot se pose en défenseur du gens des nouvelles , "ces petites histoires à choc répétés", ces "mal-aimées "qu'il compare aux fleurs des orties , ces "si jolies petites fleurs que bien sûr on ne remarque pas d'emblée sous les feuilles qui brûlent."
Et, pour sûr, ici ça brûle, c'est fort ardent et violent. Qu'il s'agisse d'un texte écrit "au profond d'une sorte de gouffre qui s'ouvre sous vos pas sans crier gare et vous tranche dans le vif sans vous laisser le temps d'un cri", texte qu'on devine autobiographique et qui tord le cœur et les tripes ou se référant à d'autres codes littéraires, la violence est toujours présente.
Celle du racisme ordinaire et décomplexé, de la violence faite aux femmes, aux voleurs de poules ou de compresseur, celle d'un monde à la dérive qui sera le notre demain. Pierre Pelot emprunte ici des formes différentes , mais son sens de l'ellipse, des dialogues fait ici merveille. Le choix des noms de ses personnages est déjà programmatique et les inscrit dans une réalité rurale et rustaude. 159 pages qui arrachent la bouche
Éditions Héloïse d'Ormesson
06:02 Publié dans Nouvelles françaises | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : pierre pelot
04/10/2019
Microfictions II...en poche
"C’est un sport , l’existence. Un sport extrême quand on en a définitivement marre de courir, de pédaler, de monter les côtes en rampant, de les dévaler sur le dos comme une boule mal équarrie."
D'abord , il y a le volume: 1135 pages pour 500 microfictions, noires, très noires, avec un rythme enlevé, format et style obligent. On ne peut pas se contenter d'enchaîner les platitudes et les clichés dans une page et demie, comme dans certains romans qui semblent s'écrire tout seuls, tant leurs auteurs sont prolifiques.
Ensuite, il y a les titres ,sagement rangés dans l'ordre alphabétique de "Aglaé" à "Zéro baise", en passant par "De savoureux ananas qu'on cueille à l'arc", ou "Mars est chaud à Maubeuge". On y croise aussi des personnages aux noms savoureux: "Xavière Téton", "Cousin Marmelon" ou "Laure ponédon".
Quelques injonctions vigoureuses nous sont parfois données: "Va claquer des dents à la cuisine" ou "Mettre la réalité en pause". Bref, rien qu'à feuilleter le pavé, on devine qu'on n'entre pas ici au royaume du tiédasse et de la joliesse.
La quatrième de couverture , qui bat en brèche tous les clichés sur l'enseignement et les illusions des parents, donne le ton (et le texte complet va encore plus loin dans l’excès , n'hésitant pas à convoquer la coprophagie !).
Je me suis finalement lancée et ce fut un régal ! Attention, sous peine de gueule de bois littéraire, il ne faut pas abuser de ces microfictions qui passent à la moulinette le couple, la famille, bref, tout ce qui fait que nos vies sont trop souvent "navrantes" aux yeux de l’auteur.
On pense, en plus délié, aux Nouvelles en trois lignes de Félix Fénénon pour l'humour noir et la brièveté, avec un zeste de crudité. Régis Jauffret s'offre le luxe de commencer ses nouvelles très souvent par une première phrase qui en dit déjà long sur son personnage ou la situation mise en place, situation qu’il n'a plus qu'à laisser tomber encore plus bas car "L'existence n'est jamais à court de marches quand il s'agit de les dévaler."
Amateurs d'humour noir précipitez-vous sur cette arme de destruction massive de la bienpensance.
06:00 Publié dans le bon plan de fin de semaine, Nouvelles françaises | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : régis jauffret