06/02/2024
à quoi songent-ils ceux que le sommeil fuit ?
"Je devine les trois rectangles laissés par les cadres décrochés. Nos traces. Je veux m'assurer que nous avons vécu ici, heureux.M'assurer qu'il reste quelques marques, quelques empreintes de notre histoire. Alors, je viens rôder là quand le sommeil m'évite. Les heures profondes de la nuit sont aussi les premières du matin, un matin qui s'ignore et n'a rien à dire au jour, un matin enveloppé de ses ténèbres comme dans un manteau d'hiver. "
En lisant ces micro-fictions, reliées entre elles par des monostiches consacrés à la nuit, j'avais en tête ces vers de Paul Eluard
"Nous vivons dans l'oubli de nos métamorphoses
Le jour est paresseux mais la nuit est active
Un bol d'air à midi la nuit le filtre et l'use
La nuit ne laisse pas de poussière sur nous".
Mais chez Gaëlle Josse, pas de répit pour ces insomniaques que la nuit travaille . Il est souvent question ici de solitude et nos moyens de communication modernes ne font semble-t-il que l'exacerber, qu'on attende une sonnerie ou qu'on ait oublié d'enlever le mode silencieux...
Vieillard que l'usure du corps rattrape, enfants qui se croient responsables du départ d'un adulte, mais aussi père qui contemple , sans trop y croire , les reliefs d'un anniversaire témoignant de sa rédemption, tous ils nous émeuvent à leur façon.
Il est souvent question de fenêtres dans ces textes, transition vers l'ailleurs ou ouverture vers l'avenir, leur absence n'en devient que plus criante dans le dernier texte, qui, sans pathos, de manière poétique mais efficace, dit la dureté d'un monde où l'on s'est habitué à la misère.
Notabilia 2024, 217 pages poétiques et indispensables.
06:00 Publié dans l'étagère des indispensables, Nouvelles françaises | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : gaëlle josse
05/02/2024
Fantastique histoire d'amour
"-attendre quelqu'un dans un McDo un dimanche soir de pluie étant une démonstration redoutable de la nullité morale du capitalisme. "
Un homme, fasciné, observe une jeune femme qui, dans un parc de Lyon, nourrit, à la main, des mésanges.
Lui, c'est Bastien, inspecteur du travail . Il ne se remet pas d'avoir été quitté et supporte difficilement de ne pouvoir être efficace que pour une toute petite partie des salariés qui le contactent.
Elle, c'est Maïa, journaliste scientifique, elle assume pleinement ses envies charnelles et son célibat.
Pour que ces deux-là soient réunis-ou pas-, il faudra une tante physicienne au CERN qui vient de faire une expérience (ratée) sur un cristal scintillateur et une compacteuse "responsable" d'un accident de travail (ou serait-ce un homicide? ).
Explorant cette fois le territoire du thriller; Sophie Duvry, nous livre un roman hautement addictif qu'on se réjouit de retrouver le soir tant elle joue avec nos nerfs mais sait aussi nous émouvoir avec ces deux bras-cassés de l'amour.
Une pointe de roman social, une critique du financement privé de la recherche scientifique viennent relever le tout et des personnages secondaires bien campés finissent de parfaire ces 512 pages sans aucune longueur et parsemées d'oiseaux..... Dès la scène inaugurale, j'ai su que j'étais cueillie.Une réussite qui file sur l'étagère des indispensables.
Le Seuil 2024.
06:03 Publié dans l'étagère des indispensables, romans français | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : sophie divry
13/01/2024
Petite Sale...en poche
"Demest est semblable à ses champs: froid, dur à la tâche, gelé, animé par des projets plus grands, par des mouvements profonds."
Du 10 au 19 février 1969, la vie des habitants d'un petit village situé non loin du Chemin des dames va être bouleversée: la petite fille de 4 ans du potentat local a été enlevée. Une demande de rançon tombe. Des policiers parisiens sont envoyés en renfort . La dernière personne a avoir vu la petite Sylvie est Catherine. La Petite Sale c'est elle.
Ces qualificatifs expriment bien tout le mépris de classe envers cette jeune femme qui s'active à la ferme et à laquelle personne ne prête attention. Elle a d'ailleurs tout leur d'intérêt dans ce monde d'hommes à ne pas avoir un corps attractif...
Nous sommes donc en 1969 mais nous pourrions être un siècle plus tôt, comme le remarque un personnage, car la modernité ne semble pas être arrivée dans cette campagne où M. Demest fait la pluie et le beau temps , tenant les habitants sous sa coupe, étant le seul à leur offrir du travail. C'est aussi un tyran domestique contre lequel rares sont les membres de sa famille sont ceux qui osent regimber.
Ce nouveau roman de Louise Mey est un magnifique roman d'atmosphère, une plongée dans la boue et le froid, mais aussi un roman policier qui fleure bon les enquêtes à la Maigret, repas au café du village parmi les habitants taiseux.
C'est enfin une magistrale dénonciation du patriarcat, s'exerçant à différents niveaux, dans un monde où les femmes commencent à peine à se forer leur place.
Le style est également magnifique, la construction impeccable et une grande place est accordée à la description des corps marqués par le travail, de ses corps auxquels on ne prête pas attention mais qui pourront peut être un jour se déployer. Du suspense et de l'espoir, un excellent cocktail. Et zou , sur l'étagère des indispensables.
06:00 Publié dans l'étagère des indispensables, le bon plan de fin de semaine, romans français | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : louise mey
12/01/2024
#Premièresplumes #NetGalleyFrance !
"Désormais, Benzene est juste un oiseau comme les autres, et aucun oiseau ne sera plus jamais juste un oiseau. "
Quand le narrateur-auteur, Charlie Gilmour décide de prendre en charge le bébé-pie tombé (jeté ?) du nid dans une zone industrielle de Londres, il n'est pas conscient de ce qu'il va mettre en branle. Lui qui ne s'est jamais vraiment intéressé aux animaux , va être fasciné par cet oiseau accaparant, intelligent et sacrément tyrannique qui ira jusqu'à nicher des boulettes de viande dans ses cheveux !
Mais cet oiseau fait aussitôt écho à un fait marquant concernant son père biologique qui lui-même a élevé un choucas, autre membre de la famille des corvidés. Ce père, qui a fui quant Charlie était encore bébé, est un poète -magicien, expert dans l'art de s'esquiver et d'esquiver les responsabilités...
Le narrateur va donc , avec cet animal sauvage, expérimenter une forme de paternité (qui le préparera peut être à accepter lui-même de devenir père) , tout en cherchant à rétablir un lien avec son propre géniteur.
Dans ce roman autobiographique, l'auteur ne se donne pas le beau rôle , mais livre avec honnêteté ses questionnements, ses erreurs et décrit avec poésie, humour et émotion son parcours et les relations qu'il tisse avec cette pie, prénommée Benzene, mais aussi avec ses proches et en particulier avec son père adoptif, leader du groupe Pink Floyd.
Un magnifique roman autour de la paternité mais aussi des responsabilités de la prise en charge d'un animal sauvage qui lui a appris beaucoup et surtout que "Prendre soin des autres peut aller trop loin, devenir une captivité. "
Et zou, sur l'étagère des indispensables.
Éditions Métailié 2024, traduit de l'anglais par Anatole Pons.
06:00 Publié dans l'étagère des indispensables, romans étrangers | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : charlie gilmour
11/01/2024
Bivouac...en poche
"Comme les humains, les arbres isolés n'ont pas grand chance de survie. La résilience du bois vient avec la force du nombre , la prise de ses racines entortillées à une société de semblables. "
Quel plaisir de retrouver Anouk, Raphaëlle et Coyote, leur chienne ! Cette fois , les deux amoureuses vont se confronter à la vie en communauté , d'abord dans une éco-ferme communautaire puis , par la force des choses, au cœur d'une tribu de guerriers écologistes.
En effet, Gros-Pin , l’arbre préféré de Raphaëlle , est menacé d'être abattu et avec lui toute une partie de la forêt que les protecteurs de la nature voudraient protéger en en faisant une réserve faunique. Mais les intérêts économiques et politiques priment et la construction d'un oléoduc ne s’embarrasse ni de la biodiversité, ni des conséquences catastrophiques à plus long terme.
Gabrielle Filteau-Chiba, à son habitude, maitrise à la perfection l'art du récit et c'est pourquoi nous retrouvons un personnage,Riopelle, avec qui Anouk avait connu une liaison aussi brève que passionnée. L'occasion pour le lecteur de découvrir la vie de ces "eco-Warriors" qui ont fait le choix de sacrifier leur vie personnelle pour tenter de sauver la Nature. L'occasion aussi de confronter ses personnages aux fluctuations du désir et au polyamour.
La langue est toujours aussi belle, l'intensité dramatique aussi forte et le lecteur ne sortira pas indemne de cette lecture qui fait la part belle aux descriptions de le la forêt et des vies qui s'y déploient. Une réussite qui file sur l'étagère des indispensables.
PS: peut se lire indépendamment des deux volumes précédents , mais ce serait se priver de grands bonheurs de lecture.
06:00 Publié dans l'étagère des indispensables, le bon plan de fin de semaine, romans étrangers | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : gabrielle filteau-chiba
08/01/2024
Jim
"Il me faut apprendre à avancer depuis qu'une partie de moi s'en est allée. "
Il m'a fallu du temps pour me décider à acquérir ce magnifique album dont la couverture m'avait instantanément attirée. Oui, du temps car Jim évoque ce que tout compagnon d'un chien cherche le plus à tenter d'oublier: "Pourquoi la temporalité de l'existence des chiens est-elle si différente de la nôtre ? On est condamnés à les voir vieillir si vite...". Car il s'agit du deuil de Jim, Flat-Coated Retriever (chien d'eau, race dont j'ignorais l'existence) , qui durant treize ans a ala vie de François Schuiten.
A raison d'un dessin par jour, l'auteur nous rend palpable des petits moments d’existence de ce compagnon qui préférait les humains aux chiens , moments tendres, douloureux parfois quand le manque se fait trop difficile...Une merveille de sensibilité poétique, à mille lieues d'un roman qui en devient parfois illisible tant l'écriture en est travaillée: Son odeur après la pluie.
Et zou, sur l'étagère des indispensables.
L'avis d'Antigone: clic
Rue de Sèvres 2023.
06:01 Publié dans BD, l'étagère des indispensables | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : françois schuiten
07/01/2024
Comment jouir de la lecture ?
"Moi, Lectrice, qu'est-ce que je ressens, et quel endroits du texte créent ce ressenti?
La jouissance est là, entre Texte et moi. "
Partant de l'idée que "les plaisirs sexuels que nous croyons naturels, immédiats et personnels, sont en réalité construits, conditionnés et culturels", Clémentine Beauvais élargit cette notion aux plaisirs engendrés par la lecture qu'il faut apprendre à élargir par une éducation au ressenti.
Elle commence par distinguer deux catégories établies par la société: le discours qui hiérarchise les livres (ceux qu'il faut avoir lus, "il n'appartient qu'à nous de nous hisser à leur hauteur") et celui, plus progressiste en apparence qui prône n'importe quelle lecture, l’important étant de lire.
Soulignant les limites de cette division, elle rappelle la difficulté de parler des textes qui nous ont plu et dresse une liste non exhaustive des plaisirs suscités par les textes: du délice addictif , aux enchantements rebelles, en passant par l'orgie de relectures, le tout émaillé de citations et de références. En tout une vingtaine de jouissances possibles, susceptibles d'évoluer au fil du temps pour un même lecteur.
Elle aborde enfin la dimension politique de ces plaisirs de lecture et la nécessité de les analyser. Un texte revigorant.
Alt 2024. 3 euros 50
06:00 Publié dans Essai, l'étagère des indispensables | Lien permanent | Commentaires (9) | Tags : clémentine beauvais
04/01/2024
Le Roitelet...en poche
"" Tu devrais écrire un livre dans lequel rien n'arrive. " J'ai trouvé l'idée d'autant plus séduisante que j'ai sous la main, avec ma vie très banale, une grande quantité de matière à partir de laquelle travailler. "
Quel plaisir de retrouver ici l'auteur du Jour des Corneilles ! Ici, il ne s'agit plus d'un père et de son fils mais principalement de deux frères, dont l'un est écrivain (l'auteur) et l'autre travaille dans une jardinerie. Ah oui, il est aussi schizophrène mais il ne faudrait pas le ramener uniquement à cette maladie qui le fait souffrir et rend son comportement parfois difficilement compréhensible aux autres tant ses remarques sont parfois étonnantes et lumineuses.
Dans ce texte, il est aussi beaucoup question de nature, d'animaux , d'écriture et c'est de manière apaisée, mais sans occulter les difficultés que Jean-François Beauchemin avec une écriture d'une finesse incomparable évoque cette relation fraternelle hors-normes.
Un texte dont les pages se tournent toutes seules et qu'il faut prendre le temps de relire pour encore plus le savourer. Et zou, sur l'étagère des indispensables.
06:00 Publié dans l'étagère des indispensables, le bon plan de fin de semaine, romans étrangers | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : jean-françois beauchemin
01/01/2024
108 voeux
...à ouvrir au hasard, à savourer, à détacher (ou non ) de leur anneau et à distribuer pour que la poésie infuse nos journées et nous fasse envisager le monde d'un œil neuf.
Et un pour commencer cette année nouvelle : "Que le chemin danse sous tes pas"
Mélanie Leblanc
Éditions Les Venterniers
00:00 Publié dans l'étagère des indispensables, Poésie | Lien permanent | Commentaires (12)
19/12/2023
Le danger de ne pas être folle
"La fiction est un voyage vers l'autre, et ce trajet est le plus fascinant que l'on puisse faire. "
En 288 pages, la romancière et journaliste Rosa Montero, forte de sa propre expérience et de sa formation en psychologie nous propose un voyage fascinant au cœur de la création littéraire.
Elle dégage les lignes de force communes aux créateurs que d'aucuns qualifient de "fous" en s’appuyant sur de nombreuses références littéraires (gare aux liste de lectures qui vont s'allonger ! ) et scientifiques . C'est d'ailleurs de manière tout à fait incidente qu'elle découvrira elle-même que l’euphorie qu'elle éprouve quand elle est satisfaite de ce qu’elle a rédigé n'est pas ressentie par tous mais seulement par celles et ceux qu’elle nomme les "junkies de l’intensité".
Par ailleurs, avec malice, Rosa Montero nous informe au détour d'une page que la fiction est elle aussi bien présente au cœur de ce qu'elle nous a présenté comme étant autobiographique. De quoi réaffirmer son goût de l'imaginaire... Un texte riche et enjoué qui file sur l'étagère des indispensables.
Éditions Métailié 2023.
Traduit de l'espagnol par Myriam Chirousse.
06:00 Publié dans Essai, l'étagère des indispensables | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : rosa montero