28/06/2021
L'oasis
"Un véritable jardin de cocagne ! "
Il n'y connaissait pas grand chose en jardinage , mais Simon Hureau a pris le temps d'expérimenter et de faire la part-belle aux insectes, aux oiseaux et de manière plus générale à la nature pour redonner vie à ce qu'on ne pouvait pas encore appeler un jardin mais au mieux un "extérieur" plutôt tristounet et en friche.
Luttant contre ce qu'il appelle le béton vert , comprendre ces haies uniformes et sans vie de thuyas et autres cotonéasters, il observe, part des plantes qu'il trouve sur place, récupère, échange et peu à peu la vie revient, créant ainsi l'oasis du titre.
J'ai particulièrement apprécie la non-lutte contre les insectes, l'envie de partager les fruits de son labeur avec les oiseaux et autres animaux peuplant ce mini-éden. Pas de lutte acharnée, pas de volonté de maîtriser la nature, juste l'envie de s'y accorder.
Les magnifiques illustrations de papillons, d’insectes et de manière plus générale du jardin sont un enchantement dont on ne se lasse pas . Et zou, sur l’étagère des indispensables.
06:00 Publié dans BD, l'étagère des indispensables, roman graphique | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : simon hureau
17/06/2021
Ici ça va...en poche
"Je porte un collier de perles noires et invisibles autour de mon cou. le collier de ceux qui gardent leurs absents à l'intérieur. Nous sommes nombreux à la porter. Je ne le sens presque pas. Il n'embarrasse plus mes gestes ni mes rêves."
Comment ai-je pu échapper à ce livre chroniqué par toutes et tous ? Nous dirons qu'il attendait son heure...
Avec une économie de moyens et une puissance discrète mais efficace, Thomas Vinau nous peint par petites touches le portrait d'un homme qui vient avec sa compagne, Ema, s'installer dans une maison qu'il faut remettre en état. Dans une nature ensauvagée , avec laquelle ils choisissent de pactiser et non pas de dominer, ils trouvent petit à petit l'harmonie et la quiétude.
En creux, apparaît une histoire familiale douloureuse , liée à ce lieu, dont l'auteur laisse au lecteur le soin de compléter les failles.
C'est minimaliste, pudique et diablement prenant. Une pure merveille.
06:00 Publié dans l'étagère des indispensables, romans français | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : thomas vinau
01/06/2021
Canoës
"Ni errance, ni même exploration, ces heures s'étirent dans une forme d'appréhension excitée, un jeu ouvert, où la monotonie de la banlieue , sa continuité infinie , mais aussi les échappées sur les collines, dans les plis rocheux de la montagne, peuvent à tout moment faire revenir une image, une pensée, une voix, et relier en moi ce qui se tient disjoint."
"Roman en pièces détachées", comme le décrit-elle-même l'autrice, Canoës explore la nature de la voix humaine, dans ce qu'elle peut avoir de plus ténu et de plus révélateur en sept textes, "sept satellites" gravitant autour d'une novella centrale.
Les canoës, qui servaient autrefois à transmettre les messages dans les régions lacustres se retrouvent dans chacun des textes, soit sous une forme discrète (en pendentif, par exemple) ou plus massivement. Ce qui relie également ces textes, ce sont les périodes troublées dans lesquelles évoluent les personnages, que ce soit ce veuf qui refuse d'effacer la voix de sa femme sur le répondeur ou cette narratrice de "Mustang" qui vient de perdre l'enfant qu'elle portait, ce qui est mentionné très discrètement ,et se trouve confrontée à un nouveau pays où la voix de son amoureux a changé, comme pour mieux s'adapter.
Qu'on s'interroge sur la voix que pouvaient avoir les derniers chasseurs-cueilleurs de la préhistoire, qu'on rencontre une amie qui veut rendre sa voix plus grave pour l’adapter aux critères d'un possible emploi à la radio , on est toujours au plus près de ces personnages et de leurs préoccupations tant le style de Maylis de Kerangal exerce un charme (au sens premier du terme) efficace et prégnant.
Verticales 2021.
06:00 Publié dans l'étagère des indispensables, Nouvelles françaises, romans français | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : maylis de kerangal
06/05/2021
#UnechambreenAllemagne #NetGalleyFrance
"Je préfère vivre pour toujours en réfugiée, me glisser dans le lit des autres, petit-déjeuner dans des tasses étrangères, des tasses que je n'ai pas choisies et qui m'indiffèrent et ne même pas me rappeler le nom de la rue dans laquelle je me réveille. Je préfère m'étonner en ouvrant la fenêtre, me demander comment est e quartier, comment ce serait de vivre ici avec des histoire, ou avec les histoires des autres parce que de toute façon tout est toujours partout tellement pareil."
De sa vie en Argentine, nous ne connaîtrons que des bribes qui viendront par petites touches brosser le portrait de cette jeune femme venue en Allemagne, à Heidelberg "pour dormir et marcher. Dormir et marcher ne semblent pas grand-chose, mais ce sont deux bonnes choses." Elle est aussi venue mettre ses pas dans ceux de ses parents qui , fuyant la dictature, s'étaient réfugiés dans cette ville , où la narratrice était née et avait vécu ses premières années.
Deux parenthèses enchantées qui se font écho, teintées de mélancolie, de tendresse aussi, mais où rôde en permanence, à la lisière, la mort.
Cette jeune femme est en perpétuel décalage, en léger retrait, par sa nationalité bien sûr, son âge (elle est un peu plus vieille que les étudiants de la résidence où elle a trouvé refuge), mais aussi son humour ("Étudier en Allemagne, pour un Japonais, c'est comme sortir faire la fête" )ce qui lui permet de cultiver l'étonnement qu'elle recherche.
Au fil de rencontres, de ses déambulations dans la ville et ses alentours, nous la suivons et le charme agit puissamment. Nous aussi, à l'instar de Mario, son vieil ami retrouvé, nous aimerions pouvoir la serrer dans nos bras et ressentir cette "tendresse si sincère". 160 pages enchantées.
Un premier roman qui file sur l'étagère des indispensables.
Éditions Métailié 2021. Traduit de l'espagnol par Myriam Chirousse
06:00 Publié dans l'étagère des indispensables, romans étrangers | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : carla maliandi
12/04/2021
Mathilde ne dit rien
"Mathilde se dit que si, elle imagine. Elle sait très bien ce que c'est d'être envoyé dans les marges par la force centrifuge du monde."
Le roman débute par une scène de violence psychologique à couper le souffle et se clôt par une scène de violence, physique cette fois qui laisse le lecteur groggy .
Le point commun de ces deux moments intenses ? Mathilde. Celle qui ne dit rien, essaie de passer inaperçue, mais c'est compliqué quand on a son gabarit. Travailleuse sociale , Mathilde fait son job de manière efficace, sans doute parce qu'elle a connu de près les galères de ces gens qu'une facture de trop peut faire valser dans la misère. Mais le passé douloureux de Mathilde nous ne le découvrirons que peu à peu.
Tristan Saule peint avec une précision d'entomologiste le quotidien de ces gens (voir en particulier la scène de la baguette chaude au supermarché de proximité qui s'organise comme une chorégraphie muette ) les rouages des aides sociales, les trafics, la violence...Il choisit de ne pas surplomber ses personnages mais se met à leur hauteur, analysant avec précisions les mécanismes de ce qui peut entraîner ces gens fragiles dans la misère. Un roman social d'une force extrême.
Le Quartanier 2021
06:00 Publié dans l'étagère des indispensables, romans français | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : tristan saule
10/04/2021
Décomposée
"Jeanne a la moquerie souple,
roseaux de sarcasme éraflant la surface
de ce lac-miroir qu'est le poète
où elle se reflète,
et il voudrait que sa muse parfois soit un peu plus disons
plus enthousiaste, "
Parce qu'elle "aime aller chercher les petites voix coincées dans les interstices d'autres textes, les envers secrets de grands classiques", Clémentine Beauvais dans Décomposée, roman en vers libres, prête voix à la femme morte qui inspira à Baudelaire le poème Une Charogne.
Elle imagine la vie de cette femme, qu'elle baptise Grâce, petite paysanne venue à Paris avec ses sœurs, pour fuir des vies par trop prévisibles , devenue d'abord prostituée, couturière des étoffes puis des peaux féminines, avorteuse et finalement tueuse en série, pour venger celles qu'elle appelle "les petites sœurs" et "les amies qui étaient comme des sœurs".
Il est en effet question de sororité entre ces femmes dont les corps, comme celui de Jeanne, la maîtresse de Baudelaire, ont trop tendance à rencontrer malencontreusement des consoles, à subir les caprices d'hommes qui les renient dès que la maladie ou les grossesses les rendent indésirables. Et le corps mort, celui qui inspire Le poète des Fleurs du mal , se donne à voir dans sa transformation post mortem, une charogne qui se décompose sous nos yeux, dévorée par les animaux , engendrant la vie et l'esprit de Grâce s'insinue peu à peu dans celui de Jeanne qui à son tour fait entendre sa voix , damant souvent le pion à son compagnon qui ne sort pas grandi de ce texte.
Le travail sur la langue, la disposition du texte sont tout simplement épatants et on dévore d'une traite ce texte puissant, féministe et original.
Un indispensable bien sûr.
L'iconoclaste 2021
12:20 Publié dans l'étagère des indispensables, romans français | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : clémentine beauvais
07/04/2021
L'ami...en poche
"C'est que j'ai dit au psy: qu'il ne me manque plus ne me rendrait pas heureuse, pas du tout."
Rien en apparence ne pouvait lier le destin de la narratrice, écrivaine et professeure à l’université, et celui d'Apollon, grand danois vieillissant et bien trop encombrant pour son minuscule appartement new-yorkais, où d'ailleurs les chiens sont interdits.
Et pourtant, quand l’épouse numéro trois de son meilleur ami récemment décédé lui demande instamment de recueillir le chien de la taille d'un poney, la narratrice accepte.
Commence alors une cohabitation d'abord chaotique, où on se demande si le chien ne va pas prendre le dessus sur sa bienfaitrice, puis plus harmonieuse. Relation durant laquelle l'écrivaine revient en profondeur sur les liens compliqués avec celui qui fut son mentor, fugitivement son amant , et sur la douleur qu'elle ressent à la suite de ce deuil.
L'ami c'est à la fois celui qui est décédé ,mais aussi l'animal qui va lui permettre de poser des mots sur sa douleur et avec lequel va s'établir une amitié profonde.
La narratrice réfléchit aussi sur les fonctions de l'écriture et sur les modifications profondes qu'entraîne cette relation entre Apollon et elle, qui l'aide à accepter le manque car "Ce qui nous manque-ce que nous avons perdu, ce que nous pleurons-, n'est-ce pas au fond ce qui nous fait tels que nous sommes vraiment ?".
La fin est déchirante et , toute en retenue , m'a fait venir les lames aux yeux.
Un récit bouleversant qui analyse ,sans sensiblerie, mais avec beaucoup de justesse, les liens qui nous unissent aux animaux, aux autres humains et permet aussi de réfléchir aux renoncements nécessaires quand le bout du chemin approche. Un grand coup de cœur.
Et zou sur l’étagère des indispensables.
Stock 2019,Traduit de l’anglais (États-Unis) par Mathilde Bach.
06:00 Publié dans l'étagère des indispensables, le bon plan de fin de semaine, romans étrangers | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : sigrid nunez
25/03/2021
Ce qui est monstrueux est normal
"Être écrivain, au final , est une affaire autrement plus intéressante. c'est liquider d'un trait ce qu'il y a de plus laid en nous et l’offrir au monde, pur et authentique, offrir ce qu'on possède de plus beau et de plus fragile, intact et fissuré."
Quand elle sera devenue adulte, des amis diront à la narratrice/autrice de ce roman autobiographique que sa vie "C'est du Zola !". Mais en 90 pages, brûlantes et maîtrisées, Céline Lapertot nous décrit surtout la métamorphose d'une enfant qui commence à écrire à neuf ans, l'âge où son beau-père commence à fourrer sa main dans sa culotte, mais qui deviendra , professeure, écrivaine et quelle écrivaine !
Avec une précision d'entomologiste, l'autrice se replace à hauteur de l'enfant qu'elle était, revoit le paysage qui l'entourait et place des mots que l'enfant démunie n'aurait pu utiliser , ainsi: "ruine". Un terme qui résume aussi bien le lieu que la vie des adultes qui l'entourent à cette époque , adultes "qui vivotent autour d'elle, telles des toupies éternellement ivres", ne lui manifestent que peu d'attention, on parle encore moins d'amour , mènent une vie réduite à sa plus simple expression, qui, faute de comparaison possible, lui paraît normale.
Les chapitres s'enchaînent rapidement, émaillés de réflexions extrêmement fortes sur la manière dont les enfants victimes d'inceste sont traités par les institutions, davantage en position d'accusés que les accusés eux-mêmes, souligne leur volonté farouche de préserver la cellule familiale , dont on sait pourtant qu'elle peut être le lieu principal de violences subies par les enfants.
Mais Céline Laportet n'en oublie pas pour autant les professeurs, les éducateurs et la formidable famille d'accueil, tous ceux qui ont su faire émerger la parole, encourager l'écriture salvatrice et accueillir l'enfant "brouillonne, grossière, attachée à la violence dont elle n'a pas encore trouvé l'utilité artistique, voleuse, menteuse, rongée par des angoisses qu'elle ne maîtrise pas, carrément explosive."
On dévore ce livre qui analyse aussi le rapport à l'écriture en train de se faire, le rapport aux œuvres fondatrices (Semprun, Zola, Racine...) , nous balance des uppercuts mine de rien et nous laisse avec une seule envie: relire ce texte magistral pour mieux le savourer.
Un indispensable, bien sûr.
Éditions Viviane Hamy 2019.
06:00 Publié dans Autobiographie, l'étagère des indispensables, romans français | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : céline lapertot
12/03/2021
La mère morte...en poche
"J'ai maintenant compris que mon chagrin était une maladie chronique, avec laquelle je dois apprendre à vivre.Il y a des périodes de rémission et des rechutes."
En 2016, "J'ai perdu le 1er avril ma fille unique et le 20 juin, ma mère unique. Maman est un mot qui a disparu de ma vie. je ne le dirai plus et ne l'entendrai plus." Ainsi s'exprime l'une des filles de Benoîte Groult, qui s'autorise à prendre la plume avec franchise, sans dolorisme ni pathos.
Au fil des pages, elle relate la maladie d’Alzheimer dont souffrait sa mère, la dégradation tant mentale que physique auxquelles il a fallu se résigner et le déni dont faisait preuve la principale intéressée. ça pourrait être sordide, mais dans la famille Groult les journaux intimes avaient vocation à être lus dans la sphère familiale et le corps n'avait jamais été un sujet tabou entre Benoîte et ses filles.
Si la mort de la mère était prévisible, bien plus inattendue, injuste et ravageuse a été celle de la fille de Blandine qui laisse un veuf , une petite orpheline de 9 ans et une mère dont le désarroi est total. A quelques semaines de distance, il faudra néanmoins organiser le départ de Benoîte qui avait milité pour le droit de mourir dans la dignité, ce qui lui sera accordé.
Ce qui frappe dans l'écriture de Blandine de Caunes, c'est qu'elle ne se pose jamais en modèle et quoi qu'il en coûte assume une forme d’égoïsme nécessaire qui lui avait été enseigné par sa mère. Un récit profondément émouvant, qui m'a parfois mis les larmes aux yeux, mais qui demeure lumineux et parfois éclairé par la malice de son auguste mère. Une écriture fluide et sensible qui fait que l'on dévore ce livre d'une seule traite
06:00 Publié dans Autobiographie, l'étagère des indispensables | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : blandine de caunes
09/03/2021
Les six fonctions du langage
"Pendant des années , j'ai fait des efforts surhumains pour passer outre ces écarts de langage abjects. Je me disais "Le Français est une matière vivante, il faut t'habituer". Mais c'est au-dessus de mes forces, Bertrand. Je voudrais en finir."
Un étudiant en linguistique, qui, sur la seule foi du titre, ouvrirait cet objet littéraire qui emprunte aux codes du roman-photo pour mieux les détourner, risquerait d'être surpris.
Et pourtant, c'est bien du langage qu'il est question dans ce nouvel opus de l'impératrice du détournement, j'ai nommé Clémentine Mélois.
Avec humour, elle pointe nos tics de langage, nos jargons, nous apprend à draguer avec des mots rares et précieux, (mais attention toute faute de goût serait rédhibitoire !), le tout accompagné de photos tirées de romans photos sud américains des années 60.
On y voit donc un bellâtre blond au visage inexpressif dupliqué tandis qu'il écoute une litanie de mauvaises nouvelles ou bien encore des scène improbables comme cette femme qui étrangle par une clé de bras un homme de petite taille pour le désarmer. Les femmes (et parfois les hommes ) sont maquillés à la truelle, les vêtements sont à l’avenant des attitudes et des mimiques: outranciers.
Hautement réjouissant ce roman-photo est une pure merveille !
06:00 Publié dans l'amour des mots, l'étagère des indispensables | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : clémentine mélois