05/12/2016
Les chemins noirs
"Je préférais demander aux chemins ce que les tapis roulants étaient censés me rendre: des forces."
On l'a connu fanfaronnant sur les toits parisiens, mais c'est un chalet montagnard qui aura eu presque raison de lui. Rafistolé par des médecins dont il s'étonne qu'ils ne lui aient reproché, Sylvain Tesson, désormais sourd d'une oreille, paralysé du visage et doté de quelques vis dans la colonne vertébrale, décide de se soigner à sa façon.Pour cela , il parcourt ce qu'il appelle Les chemins noirs, cette "géographie de traverse" qui subsiste, loin de l'aménagement imposé au territoire.
Et c'est bien cette géographie, plus que le corps et l'âme en berne du narrateur qui sont au cœur de ce récit. Quelque fois sentencieux, mais le plus souvent poétique, Sylvain Tesson fait aussi quelques rencontres , parfois hautes en couleurs, mais le plus souvent fort modestes.
C'est cette poésie champêtre et cette modestie qui ont su emporter mon adhésion et me réconcilier avec le personnage et l'auteur.Le récit est bref et bien moins nostalgique que celui de Benoit Duteurtre, plus axé lui sur l'histoire.
Les chemins noirs, Sylvain Tesson, Gallimard 2016
06:00 Publié dans Récit | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : sylvain tesson
17/10/2016
Rester en vie
"Vous êtes sur une autre planète. Personne ne comprend ce que vous traversez. Mais en fait, si."
Récit a posteriori d'une dépression et de crises d'angoisse ayant frappé l'auteur quatorze ans plus tôt, Rester en vie se compose de chapitre courts, de listes diverses (personnes célèbres ayant souffert de dépression, raisons pour rester en vie etc).
On ne peut nier la grande sensibilité de ce texte, mais son aspect trop fractionné, ses conseils souvent trop banals, ses approximations et l'aspect trop léger de l'analyse de la dépression d'un point de vue scientifique (personne, en gros ne sait pourquoi on devient dépressif), ont fait que je suis restée totalement extérieure.
Un seul point m'a vraiment touchée : l'amour d'Andrea, la compagne de l'auteur qui jamais ne l'a laissé tomber.
Dans un autre genre, j'avais nettement préféré le roman de Styron sur le même thème: Face aux ténèbres.
Le billet d'Antigone qui m'avait donné envie.
Rester en vie, Matt Haig ,Éditions Philippe Rey 2016.
06:00 Publié dans Récit, Rentrée 2016 | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : matt haig, dépression, angoisse
20/05/2016
L'étrangère...en poche
Le génocide arménien de 1915 n'a toujours pas été reconnu par la Turquie et son déroulement, ses causes et ses conséquences sont encore trop ignorées du grand public. L'auteure, ex directrice de Elle, est la petite-fille d'une survivante de ce génocide. Elle a entrepris de raconter, sous forme romanesque, les informations qu'elle est parvenue à recueillir de son aïeule.
Alternant récit du génocide tel que l'a vécu sa grand-mère et parties concernant son enfance, l'auteure remonte ainsi le temps et éclaire un épisode de l'Histoire trop souvent passé sous silence. Une lecture éprouvante mais très éclairante.
L’étrangère, Valérie Toranian, J'ai Lu 2016.
06:00 Publié dans le bon plan de fin de semaine, Récit | Lien permanent | Commentaires (2)
03/05/2016
Un an dans la vie d'une forêt...en poche
Pour préparer une longue fin de semaine...
"Une expérience directe de la forêt nous donne l'humilité nécessaire pour replacer nos vies et nos désirs dans le contexte plus large qui inspire toutes les grandes traditions morales."
Pendant un an, le scientifique David G . Haskell a étudié "un espace d'un mètre de diamètre, équivalant en taille aux mandalas des moins tibétains"sur une pente boisée dans le sud-est du Tennessee.
Ce pourrait être ennuyeux à mourir mais observer ce microcosme, en privilégiant pour chaque journée relatée (i n'y en a pas 365 !) un de ses aspects permet d'étudier "la communauté écologique", d'établir les liens qui unissent de manière souterraine ou pas les différents éléments naturels, et de replacer l'homme dans une perspective différente. C'est passionnant, on apprend plein d'informations, l'auteur est un excellent vulgarisateur et , ayant fréquenté les ateliers d'écriture américains, il est doté d'un très joli brin de plume. On frémit quand on apprend qu'un petit mammifère est capable de maintenir ses victimes vivantes mais "droguées", on se passionne pour la lutte des arbustes pour grandir et on colle des marque-pages à tour de bras devant de telles notations: "Jeter un coup d’œil sous la surface du mandala, c'est comme se poser légèrement sur la peau et sentir la vie palpiter."
Un énorme coup de cœur dont j'ai fait durer la lecture pour mieux le savourer !
Un an dans la vie d'une forêt, David G Haskell, traduit de l'anglais (E-U) par Thierry Pélat, Flammarion 2014,334 pages enthousiasmantes ! Collection Libres Champs 2016
06:00 Publié dans le bon plan de fin de semaine, Récit | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : david g. haskell
25/04/2016
Flaubert à la Motte-Picquet
"Couvertures froissées, pages maculées, volumes tordus, j'aime beaucoup cette lecture désinvolte, qui traite le livre comme un objet transitoire et assimile les lecteurs à des enfants, qui seuls s'autorisent à manger avec les doigts et toucher les statues dans les musées."
Pendant des mois, Laure Murat a "espionné " les usagers- lecteurs du métro à Paris ou à Los Angeles, se tordant le cou pour identifier les titres et pestant contre les tablettes numériques ne lui livrant aucun indice. Plus que les résultats de l'étude de cette pratique, l'auteure n'est en rien une sociologue, elle le reconnaît volontiers, c'est l'esprit de ces pages qui a su me charmer,voire me faire rire !
Qu'elle analyse , un peu succinctement, il est vrai, les relations entre le corps du lecteur à son livre ou relate sa terreur à la perspective de lire le roman d'un auteur à succès que lui propose fort gentiment un lecteur interrogé, ce qui lui vaudra de descendre deux stations avant et vingt minutes à pied jusque chez elle, on se délecte à la lecture de ces 76 petites pages.
L'histoire ne dit pas si le livre de Laure Murat a lui même beaucoup été lu dans le métro...
Un petit plaisir déniché en médiathèque. Flammarion 2016
De la même autrice, j’avais moins aimé:
*Relire, comme Cuné et Clara (merci !), plein de marque-pages, mais je suis souvent restée extérieure (trop de références à Proust ? Un auteur auquel je reste indifférente (pas taper :), pas assez de relectures d'écrivaines mentionnées ). Par contre, j'ai bien aimé que Tiphaine Samoyault, professeure d'université et écrivaine assume maintenant pleinement sa relecture deux fois par an des neuf tomes (!) de La petite maison dans la prairie"dans les mêmes volumes qui tombent en miettes. Toute une part de [son] savoir matériel vient de ce livre: comment fabriquer une lampe à huile, certaines recettes de cuisine,etc." car "C'est un des rares effets de continuité avec moi-même. En le relisant, je crée du lien avec moi-même."
Moins chic que Proust mais sincère.
06:02 Publié dans Récit | Lien permanent | Commentaires (11) | Tags : laure murat
04/04/2016
L'analphabète
"Comment lui expliquer, sans le vexer, et avec le peu de mots que je connais en français, que son beau pays n'est qu'un désert pour nous, les réfugiés, un désert qu'il nous faut traverser pour arriver à ce qu'on appelle "l'intégration", "l'assimilation". à ce moment-là, je ne sais pas encore que certains n'y arriveront jamais."
Clairement désigné comme "récit autobiographique", L'analphabète est un pur chef d’œuvre, tant du point de vue stylistique que du contenu.
En 55 pages et 11 chapitres, Agota Kristof, poussant l'art de l'épure et de l'ellipse à l'extrême, nous retrace sa vie, de sa Hongrie natale à la Suisse où son mari, ses enfants et elle se sont réfugiés; son passage à l'écriture enfin, dans une langue qui n'est pas la sienne et qui la fait se définir comme "analphabète".
Ce rapport à l'écriture et à la langue force l'admiration car Agota Kristof, qui ,en Suisse ,travaille 10 heures de rang à la chaîne, ne se plaint pas mais constate simplement que "Pour écrire des poèmes, l'usine est très bien. Le travail est monotone, on peut penser à autre chose, et les machines ont un rythme régulier qui scande les vers. Dans mon tiroir, j'ai une feuille de papier et un crayon. Quand le poème prend forme, je le note. Le soir, je mets tout cela au propre dans un cahier."
Cela faisait longtemps que je n'avais pas lu un texte d'Agota Kristof. Je me souviens du choc de Le grand cahier et des romans qui avaient suivi , tant son écriture apparemment sans affect, souvent qualifiée de "blanche",contrastait avec les faits décrits, souvent d'une grande violence.
Publié en 2004, ce récit trouve une résonance particulière avec l'actualité car Agota Kristof, se vit comme une personne déplacée et, malgré l'accueil chaleureux reçu à l'époque en Suisse ne peut que constater : "Quelle aurait été ma vie si je n'avais pas quitté mon pays ? Plus dure, plus pauvre, je pense, mais aussi moins solitaire, moins déchirée, heureuse peut être.
Ce dont je suis sûre, c'est que j'aurais écrit, n'importe où, dans n’importe quelle langue."
Pour ne pas oublier que tout "déplacement", même nécessaire, est une souffrance.
Et zou, sur l'étagère des indispensables !
L'analphabète, Agota Kristof, Éditions Zoé 2004.
Le billet du blog du Petit carré jaune qui avait réveillé mon envie de lire ce texte !
06:00 Publié dans Récit | Lien permanent | Commentaires (13) | Tags : agota kristof
02/04/2016
Mémoire de fille
"Ce récit serait donc celui d'une traversée périlleuse, jusqu'au port de l'écriture. Et, en définitive, la démonstration édifiante que, ce qui compte, ce n'est pas ce qui arrive, c'est ce qu'on fait de ce qui arrive. Tout cela relève de croyances rassurantes, vouées à s'enkyster de plus en plus profondément en soi, au fil de l'âge mais dont la vérité est, au fond ,impossible à établir."
Récit dont Annie Ernaux s'aperçoit a posteriori qu'il est "contenu entre deux bornes temporelles liées à la nourriture et au sang, les bornes du corps.", récit longuement différé tant a été violente la honte ressentie en cet été 58 , l' épisode évoqué de manière elliptique dans d'autres textes , Mémoire de fille le raconte et comble ce vide.
Il s'agit de sa première nuit avec un homme, H., dont elle s'entichera, qui la rejettera,entraînant aussi les sarcasmes violents des autres moniteurs de la colonie où Annie Ernaux- alors Duchesne - fait l'expérience de ce qu'elle croit être la liberté.
Cette violence physique qui lui est faite, cette violence verbale aussi, elle est,en 1958, dans l'incapacité d'en prendre conscience et la retournera contre elle, essayant de se rapprocher le plus possible, tant physiquement que socialement, de la jeune institutrice blonde que lui a momentanément préféré H.
Cet épisode, elle a voulu à toutes forces l'oublier, mais ce n'est que deux ans plus tard, grâce à la lecture de Simone de Beauvoir qu'elle pourra mettre des mots sur ce qui lui est arrivé.
Ne possédant pas les codes sociaux, voulant à tout prix masquer son inexpérience, Annie Duchesne accumule les erreurs pour un comportement féminin qui, dix ans plus tard, deviendra acceptable, voire normal.
Se basant sur ses lettres, sur des photos, Annie Ernaux remonte le temps et interroge l'acte d'écrire : "Mais à quoi bon écrire si ce n'est pour désenfouir des choses, même une seule, irréductible à des explications de toutes sortes, psychologiques, sociologiques, une chose qui ne soit pas le résultat d'une idée préconçue ni d'une démonstration, mais du récit, une chose sortant des replis étalés du temps et qui puisse aider à comprendre -à supporter-ce qui arrive et ce qu'on fait."
Le travail de mémoire est mené avec acuité et sans complaisance, Annie Ernaux se désignant comme "la fille de 58", "cette fille", "Elle" dans un distanciation nécessitée par les décennies qui se sont écoulées. Mémoire de fille est un récit nécessaire où se lit l'inscription du corps féminin dans une réalité sociale et historique, ainsi que le destin d'une jeune femme qui semblait tracé d'avance. Un texte sans concessions, qui marque profondément son lecteur.
Et zou sur l'étagère des indispensables !
Mémoire de fille, Annie Ernaux Gallimard 2016. 151 pages bruissantes de marque-pages!
10:40 Publié dans Récit | Lien permanent | Commentaires (15) | Tags : annie ernaux
09/11/2015
Jacques a dit
"Son truc , c'était de s'asseoir sur un nuage et de me dresser la liste des tâches qui m'attendaient, ce qui me convenait très bien puisque je n'aimais pas rester inoccupée. Jacques me fournissait à tout moment des raisons d'être. Jacques était mon énorme raison d'être."
Un couple improbable, qui a duré vingt-sept ans jusqu'à la mort prématurée de Jacques Morgenstern, époux de Susie, une de nos auteures jeunesse favorites, comment ça fonctionne ? C'est ce que nous raconte avec son humour, sa franchise et sa cocasserie habituelle l'auteure de Lettres d'amour de 0 à 10.
Et d'amour il en sera beaucoup question, même si Susie Morgenstern , amerloque, femme du "second type"selon son époux(, "seulement je n'ai jamais su en quoi consistait ma catégorie") ne peut qu'émettre des hypothèses a posteriori sur les raisons de son amour à lui.
Dans ce récit autobiographique, rédigé vingt ans après la mot de Jacques , l'auteure ne brosse cependant pas un portrait hagiographique. Jacques a des défauts , dont un de taille: sa mère, que Susie devra supporter dans sa maison niçoise (104 marches à grimper pour l'atteindre !).
Exigeant pour lui-même et pour les autres, Jacques mêle le matin notes et poème laissés à l'intention de son épouse et tyrannise quelque peu ses filles en ce qui concerne les mathématiques ("normal ", il les enseigne à la fac).
Un récit plein de vie, de bonheur, mais où Susie Morgenstern ne nous cache pas ses difficultés (le récit de son premier encaissement de chèque à la poste est un morceau d'anthologie à la fois émouvant et drolatique) ni ses peines. Une lecture revigorante et pleine de sincérité !
Jacques a dit, Susie Morgenstern, Bayard 2015, 221 pages qui se tournent toutes seules.
06:00 Publié dans Récit | Lien permanent | Commentaires (9) | Tags : susie morgenstern
06/09/2015
Un jardin dans les Appalaches...en poche à nouveau, avec une nouvelle couv'
'aimerais pouvoir raconter de situations dramatiques, des contes à glacer le sang de familles réduites à ronger les lanières de leur birkenstocks."
Conscients de l'étendue du problème que représente le "simple " fait de manger, l'ognorance crasse de la plupart des gens concernant les produits agricoles , des dégâts occasionnés par l'agrobussiness aux États-Unis et dans le monde, Barbara Kingsolver, son scientifique de mari et leurs deux filles se osnt installés dans les Appalaches pour vivre pendant un an une expérience de locavores.
Locavores, késaco ? cela signifie tout simplement ne consommer que des aliments produits par leurs soins ou par des producteurs locaux, distant au maximum d'une heure de route.
Récit à plusieurs voix de cette expérience, Un jardin dans les Appalaches n'est ni un mode d'emploi ni un plaidoyer (meêm si les interventions de Steven L. Hoop, l'époux sont fort bien argumentées.), ni un moyen de culpabiliser le lecteur en le confrontant à un exemple parfait.
Non, c'est le récit plein d'humour, de doutes, d'échecs et de réussites d'iune famille tout sauf modèle qui nous montre, sans chichis, mais recettes de cuisine à l'appui, que oui, c'est possible de savoir ce que l'on mange, même en hiver
08:32 Publié dans le bon plan de fin de semaine, Récit | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : barbara kingsolver
24/03/2015
Monologues de la boue
"Pour toi le but est de faire chemin, d’être en chemin, d'être chemin."
Des récits de marche, les premiers, de frontière à frontière (de Boulogne-sur mer à la Belgique, du Nord de la France au Jura, des Ardennes à la Suisse), le dernier au delà de St Jacques de Compostelle. Une femme marche seule, pour se réapproprier un territoire, amalgamant monologue intérieur, bribes de dialogues, impressions, sensations pour mieux "Devenir boue, s'enfoncer par les ongles, fouir, fouine, ronflement des fossés, pleurs des marcassins, des hérissons. Les bêtes qui ne parlent pas. "
Elle capte le "travail de la forêt",ses "frémissements", tout comme elle engrange les émotions de ceux qu'elle croise, et tout nous devient intensément présent, sensible et fort , en quelques notations.
Deux préoccupations, aux antipodes l'une de l'autre, ponctuent ces textes : pour les uns , la "Petite chanson de la peur: "Pardonnez-moi, je vais être indiscrète, mais vous n'avez pas peur toute seule la nuit ? ". à laquelle répond en écho celle de la narratrice : "éviter d'écraser les escargots".
Le dernier texte ajoute à ce flux de sensations et de dialogues, intérieurs ou non, celui adressé à une femme disparue, dont il faut apprendre à se séparer.
Une écriture fluide et poétique qui épouse les contours du chemin, pour mieux nous le montrer sous un nouveau jour,plus riche, plus dense. Une révélation !
Merci à Clara de m'avoir donné envie !
06:00 Publié dans Récit | Lien permanent | Commentaires (11) | Tags : colette mazabrard