02/05/2024
Les Loups de Babylone
"Dans une sorte de vertige, il s'aperçut qu 'il avait plongé dans un monde dont il ne connaissait rien. Un monde où le Mal était possible, non pas le grand Mal qui fait peur aux enfants dans les contes de fées qu'on lui avait lus, enfant. Mais un petit mal ordinaire, un peu sale, veule. Un Mal de tous les jours."
Une officière de gendarmerie qui, pour échapper à une relation toxique, a demandé sa mutation à Millau. Une adolescente fragile, Cassandra, qui atterrit, par hasard dans une famille d'accueil du coin et va se lier d'amitié avec Estéban Perrault, un enfant d'une communauté écolo radicale qui vit en autonomie sur les Causses du Tarn. Tels sont les personnages dont les destinées vont se croiser par l'intermédiaire d'une disparition inquiétante : celle d'une jeune zadiste vue pour la dernière fois dans l'estive où paissent les moutons de la communauté.
Il paraît que des loups rôdent la nuit sur les causses, mais le Mal prend des formes beaucoup plus anodines. Et si les références à la mythologie et aux contes sont semées comme autant de petits cailloux, c'est peut-être pour mieux nous rappeler que mieux vaut se fier parfois à ceux qui nous paraissent les plus cabossés, les plus fragiles pour se tirer d'affaire...
La nature joue un rôle essentiel dans ce récit . Ce sont d’ailleurs certains de ses habitants qui délivreront la solution d'un des mystères de ce roman qui ne ménage pas ses effets et fait la part belle à des personnages qu'on quitte à regret.
Un roman addictif.
Éditions la manufacture de livres 2024.
06:00 Publié dans romans français | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : anne percin
30/04/2024
De vengeance
"L'ennui, avec la plupart des humains, c'est qu'ils parlent. Ils communiquent. Ils mettent le nez dans vos affaires. Ils ne peuvent pas s'empêcher de vous créer des problèmes. Ils sont difficiles à contrôler. Ils élaborent des scénarios. Ils suspectent. Ils errent. Ils sont difficiles à cerner. leurs actions sont souvent impossibles à prévoir. Ils mentent. Ils jouent la comédie. Ils sont méchants. "
La narratrice tue accidentellement un camarade de classe. Son crime demeure impuni. Coup de chance : elle vient de trouver sa vocation et s'en réjouit. Seul regret: elle ne peut s'en vanter. D'emblée le ton est donné : nous voici avec une tueuse en série qui va, peu à peu, monter en puissance et se débarrasser de ceux qu'elle estime nuisibles à des degrés divers: cela va de celui qui manque l'écraser à celui qui ne ramasse pas les crottes de son chien. Pour commencer.
Socialement bien intégrée, patiente (très patiente), intelligente et organisée, elle passe inaperçue et en joue.
Pour elle, c'est un "passe-temps" que de se venger. Mais elle pratique cette activité avec beaucoup de distance et ne connaît pas toujours le résultat de ses actes, libre au lecteur de l’imaginer. Contrairement à d'autres tueurs en série, elle ne paraît pas outrageusement dérangée et tout l'art de l'autrice , pour peu qu'on apprécie l'humour noir (très noir), est de nous rendre acceptable son comportement...Une lecture intensément jubilatoire.
Et zou sur l'étagère des indispensables !
Éditions Dépaysage 2022, 151 pages à lire et relire.
06:00 Publié dans l'étagère des indispensables, romans étrangers | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : j.d. kurtness
29/04/2024
Le temps d'un visage #RuthOzeki #NetGalleyFrance !
"La salle du miroir est le lieu où, chaque jour, nous nous confrontons à nos espoirs et à nos désirs, nos illusions et déceptions, notre vieillissement et notre mortalité, et il y a quelque chose d'à la fois doux , triste et extraordinairement courageux dans le fait d'accepter de le faire. "
Découvrant qu'une professeure d'histoire de l'art propose à ses étudiants de regarder trois heures durant une œuvre d'art, Ruth Ozeki a une idée : "[...] il m'est venu à l'esprit que le visage est lui aussi une batterie temporelle, un empilement d'expériences, et je me suis alors demandé ce que mon visage de cinquante-neuf ans révélerait si je parvenais à le regarder trois heures - un temps douloureusement long , en effet. "
C'est le récit de cette expérience qui nous est offert ici. L'occasion pour l'autrice de prendre non seulement conscience du temps qui passe, mais aussi de sa situation particulière: celle d'être née de l'union d'un père américain appartenant à une lignée de conservateurs chrétiens et d'une mère japonaise, bouddhiste zen. Et ce, seulement une dizaine d'années après la fin de la Seconde guerre mondiale. Le visage de Ruth Ozeki interrogeait alors beaucoup les américains de son entourage et le racisme était plus ou moins larvé...Un texte profondément humain qui résonne longtemps en nous.
Traduit de l’américain par Sarah Tardy.
Merci à l'éditeur et à Netgalley.
Belfond 2024.
06:00 Publié dans Autobiographie, Objet Littéraire Non Identifié | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : ruth ozeki
28/04/2024
La collectionneuse de mots oubliés...en poche
Dès son enfance, Esme grandit non pas au milieu des livres, mais au milieu des mots car son père participe à la première édition de ce qui deviendra l'Oxford English Dictionnary.
Commencé à la fin du XIX ème siècle, cet ouvrage est bien évidemment rédigé par des lexicographes masculins, même si quelques femmes y apportent leur contribution, et révèle une vision genrée , laissant de côté des mots qui concernent non seulement les femmes, mais aussi les classes modestes de la population.
Ces mots, laissés de côté, Esme va les collectionner , espérant leur redonner une légitimité.
Ce roman, qui avait tout pour me déplaire de prime abord (les romans historiques ne sont pas ma tasse de thé, encore moins quand ils se présentent sous la forme de pavés) a su emporter ma totale adhésion. Les personnages sont bien campés, l'arrière plan historique est présent juste ce qu'il faut avec des points de vue intéressants, les péripéties sont amenées avec à propos et on ne s'ennuie pas une seconde. Quant à la dernière partie, elle propose un saut dans le temps et l'espace des plus enrichissants. Amoureux des mots et de l'histoire des femmes, précipitez-vous sur cette pépite !
PS: cerise sur le gâteau : l'autrice précise ce qui est réel ou de l'ordre de la fiction.
18:00 Publié dans le bon plan de fin de semaine, romans étrangers | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : pip williams
22/03/2024
Le volume du temps 1
"Il est bon de voir le monde se tenir immobile. "
Venue acheter des livres anciens à Paris pour le commerce qu'elle tient avec son mari, Tara se réveille un 19 novembre. Mais non, les événements lui donnent tort: elle revit tout ce qui lui est arrivé la veille. Le temps s'est donc arrêté pour elle le 18 novembre.
De retour chez elle, elle tente d'expliquer la situation à son époux qui se montre compréhensif dans un premier temps mais oublie au fur et à mesure ce qu'elle lui a révélé. Las, elle prend ses quartiers, à l'insu de son mari, dans la chambre d'amis et observe tout ce qui se passe, réfléchissant au temps, au pouvoir des habitudes, au pouvoir des mots, à l'évolution de son couple.
Je n'ai jamais aimé le côté répétitif et moralisateur du film "Un jour sans fin", aussi ai-je abordé ce roman avec circonspection, mais j'ai été vite fascinée par la capacité de l'autrice à renouveler, sans effet de manche, la situation, à faire évoluer son personnage pendant un an, terminant ce premier volume à l'orée du 18 novembre de l'année suivante.
Le deuxième tome (il y en a sept en tout!) est dans ma Pile à Lire. Affaire à suivre.
Grasset 2024. Traduit du danois par Terje Sinding, 250 pages.
06:00 Publié dans Objet Littéraire Non Identifié, romans étrangers | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : solvej balle
21/03/2024
Le malheur prend son temps
"A la fin, ce qu'il désirait, c'était ressentir les dernières vibrations d'un monde qu'il savait pourtant déjà perdu. "
La magnifique couverture nous avertit d'emblée: délaissant la veine historique de ses deux derniers ouvrages, Pascal Dessaint renoue avec un de ses principaux centres d'intérêt: la nature.
Le constat qu'il fait, via un de ses personnages, est lucide : l'humain a une fâcheuse propension à détruire. Que ce soit le serpent qui se faufile tranquillement dans un jardin, les oiseaux sous prétexte de les étudier ou le petit chef qui applique sans état d'âme les directives harcelantes sur le personnel ...
Car oui, la veine sociale est aussi présente et , par le biais d'un humour noir, voire quelques pincées de fantastique, il brosse le portrait sans appel d'une société où l'amitié, l'amour, mais aussi les animaux , peuvent seuls fournir quelques lueurs d'espoir.
Avec un art consommé de la chute (parfois au sens propre ! ), Pascal Dessaint ne plombe pourtant pas sa lectrice (ou son lecteur) mais l'incite à agir, même à un toute petite échelle, et avec ce recueil , comme le dit le personnage de la dernière nouvelle, il nous fait là "un beau cadeau".
Éditions de la Déviation, 2024, 152 pages.
Surprise envoyée par l'éditeur que je remercie au passage (ainsi que l'auteur), sans contrepartie .
06:00 Publié dans Nouvelles françaises | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : pascal dessaint
20/03/2024
Journal d'un vide
"Me voilà de retour, entre rêve et réalité. "
Mme Shibata, seule femme de son équipe, occupe un poste à responsabilités mais doit se coltiner tout ce que ses homologues masculins considèrent comme lui revenant d'office: à savoir nettoyer, ranger derrière eux. Un jour, tout à trac, cette jeune trentenaire annonce qu’elle est enceinte. Cela va aussitôt changer la donne et la libérer de pas mal de charge mentale.
Par ce mensonge, elle entre dans un nouvel univers: celui des femmes enceintes, sorte de tribu qui se promène avec un porte-clés annonçant leur état, se livre à une débauche de sueur dans des cours d'aérobic survoltés...
Le récit bascule encore une fois brutalement quand un nouveau fait important est annoncé au détour d'une phrase (ne pas lire la quatrième de couv' qui en dit beaucoup trop) et change totalement la perception du lecteur. Nous naviguons ainsi,à vue, entre rêve et réalité, dans ce roman à charge contre la société patriarcale japonaise que l'héroïne va dénoncer avec une fausse candeur à la toute fin du roman, juste avant une ultime pirouette... Un roman déstabilisant mais jubilatoire. Une réussite.
Traduit du japonais par Mathilde Tamae-Bouhon
17:50 Publié dans l'étagère des indispensables, le bon plan de fin de semaine, romans étrangers | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : emi yagi
Celles qui ne meurent pas ...en poche
"Être malade ouvre un espace excessif à la pensée et la pensée excessive fait de la place aux pensées mortifères. Mais j'ai toujours eu plus soif d’expérience que de l'absence de celle-ci, alors si l'expérience de la pensée est la seule que mon corps pouvait me donner au-delà de la douleur, il fallait bien accepter de m'ouvrir à des réflexions folles et morbides. "
Il y a encore quelques années, le mot "cancer" était banni et on lui préférait la périphrase "longue et douloureuse maladie", euphémisme qui fut bientôt attribué à une autre pathologie, le Sida, dans une sinistre gradation de l'horreur.
Le texte d'Anne Boyer est saturé du cancer sous toutes ses formes : politique, médicale, psychologique, sociale, raciale et philosophique.
L'autrice fait de son expérience un vaste exercice de pensée brillante et parfois exigeante, prenant à bras le corps tous les aspects de sa maladie.
Son écriture, très travaillée, sans pour autant qu'elle se regarde écrire, nous fait ressentir au plus intime l'expérience de la douleur . Elle pointe aussi du doigt les ambiguïtés d'un système médical où un traitement peut être plus invalidant qu'efficace, où un médecin peut affirmer qu'il a pratiqué des mastectomies inutiles car il fallait bien qu'il paie ses vacances ; système dans lequel une malade après une opération sous anesthésie générale est quasiment jetée dehors, où elle est sommée de travailler quelle que soit la douleur et l'éreintement ressenti.
On sort de ce roman éprouvant un peu hagard, physiquement mal à l'aise, mais conscient d'avoir lu un texte exceptionnel .
Grasset 2022, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Céline Leroy.
06:10 Publié dans le bon plan de fin de semaine, romans étrangers | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : anne boyer
08/03/2024
Les doigts coupés
"La vérité , c'est que vous mourez de peur que l'on découvre que vous ne servez absolument à rien ! "
Oli,femme de la préhistoire, est féministe sans le savoir. Elle se rebelle contre ce qu'on appelle pas encore le patriarcat qui veut lui interdire de chasser, rationne la nourriture des femmes, les cantonne aux soins des enfants et à l'assouvissement des besoins sexuels.
Elle le paie au prix fort, comme toutes celles qui ont osé déplaire aux hommes et se retrouve avec une main mutilée. Ces mains aux doigts coupés dont a retrouvé les empreintes dans des grottes.Mais Oli n'a pas l'intention de subir...
Ayant été passablement échaudée par un roman ,qui voulait faire de la chick litt, se déroulant à la même époque, c'est avec un peu d'appréhension que j'ai ouvert ce nouvel opus d'Hannelore Cayre.
Mais pas de souci, l'autrice de La Daronne sait à merveille nous plonger dans cette période,en prenant soin d'étayer ses dires par des précisions historiques et scientifiques. Elle nous rend proches ces personnages , à la fois si éloignés et pourtant qui nous ressemblent tant. 185 pages qui se lisent d'une traite et balaient tous les clichés misogynes sur la préhistoire.
Éditions Métaillié 2024.
Envoi de l'éditeur, sans rémunération pour cette chronique.
06:00 Publié dans romans français | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : hannelore cayre
06/03/2024
Face à la pente
"Projets de seconde partie de vie
Petits projets de seconde partie de vie.
J'ai pris le coup dans l'estomac."
A cinquante-huit ans, après une carrière professionnelle quelque peu erratique , mais toujours liée aux mots, Léonore accepte de partir en pré-retraite, dotée d'un petit pécule dont elle ne sait que faire en vérité.
Une série de rencontres improbables-un médium qui lui transmet un message de l'au-delà lui enjoignant de bien regarder, un D.J dont l'heure de gloire est derrière lui - va l'amener dans une petit village de l’Isère.
Totalement ignare en matière de végétation, Léonore prend ses marques en arpentant la campagne et en se liant prudemment aux autochtones, non sans maladresses.En devenant propriétaire d'un terrain qui suscite bien des polémiques dans le village, Léonore parviendra-t-elle à se tenir Face à la pente, au sens propre comme au figuré ?
J'ai adoré ce roman qui fait la part belle à la nature, car oui, Léonore va prendre le temps de regarder , non seulement les paysages, mais aussi les êtres, ce qui nous vaudra une magnifique description du corps nu d'un sexagénaire, entre autres. De plus, la narratrice s'insurge contre la condescendance dont on fait preuve à son égard en tant que retraitée. Comme si l'exclusion du monde du travail entraînait une exclusion de la vie tout court et n'était que l'antichambre de la mort.
A coups de statistiques, elle remet ses idées en place (et les nôtres par la même occasion) afin de nuancer la place que devrait occuper l’emploi dans notre vie . Enfin, sans tomber dans un optimisme béat, elle envisage un avenir non solitaire pour son héroïne , ce qui nous vaut un passage mémorable sur la différence entre "construire" et "poursuivre" (quand je vous disais que Léonore était attachée aux mots et à leurs nuances !). Un livre constellé de marque-pages , qui file, zzz, sur l'étagère des indispensables.
Denoël 2024.
Livre envoyé par l'éditeur, sans aucune rémunération.
06:00 Publié dans l'étagère des indispensables, romans français | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : cécile reyboz