11/11/2019
Chroniques du hasard
"La parole écrite peut engendrer des versions cinématographiques très variées, mais une version cinématographique de haut niveau s'impose avec une telle force et une telle précision, que, une fois produite, elle barre la route à toute autre œuvre de qualité."
Finesse, précision, intelligence sont au rendez-vous de ces chroniques hebdomadaires qu'Elena Ferrante a tenu dans The Guardian en 2018 et qui sont ici élégamment traduites par Elsa Damien.
Qu'elle évoque son rapport à la maternité, à sa propre mère, aux autres femmes, l'écriture, le cinéma, la politique italienne, les plantes, l'auteure de l'Amie prodigieuse, est toujours enthousiasmante.
On devine chez elle une belle énergie, qu'elle a su maîtriser, et ce qu'elle peut révéler de personnel, elle si jalouse de son identité, a ici toujours valeur d'universel.
La chronique intitulée Nationalité linguistique ravira les amoureux des mots et en particulier les traducteurs et traductrices qui pour elle sont "des héros".
Qu'elle fustige les points d'exclamation car "Dans l'écriture au moins, il faudrait éviter de faire comme ces fous qui gouvernent le monde et qui menacent, trafiquent, traitent et, quand ils gagnent, exultent, en truffant leurs discours de ces minuscules missiles à tête nucléaire qui concluent chacune de leurs misérables phrases." ou évoquent plus trivialement Les Odieuses (les connasses, quoi ), elle suscite toujours l'intérêt et la réflexion.
J'ai parfois pensé à Virginia Woolf ou à Doris Lessing, dont elle partage le féminisme et j'ai été ravie de découvrir cette auteure (dont je n’avais pas réussi à lire le roman précédemment cité ) car elle a suscité chez moi l'"apprentissage voluptueux, [l']apprentissage qui nous modifie de façon intime et même dramatique, sous le choc de paroles aussi lucides que passionnées."
Le tout est présenté de manière raffinée et illustré de manière à la fois élégante et suggestive par Andrea Ucini, ce qui fait de cet objet un cadeau idéal à glisser sous le sapin. mais,en attendant, il file sur l'étagère des indispensables.
Gallimard 2019,
06:00 Publié dans chroniques, l'étagère des indispensables | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : elena ferrante, andrea ucini, elsa damien
06/11/2019
Quand sort la recluse...en poche
"D'aucuns disaient que l'on ne pouvait pas toujours savoir si le commissaire était en veille ou en sommeil, parfois même en marchant, et qu'il errait aux limites des ces deux mondes."
Nous avions laissé le commissaire Adamsberg dans les brumes islandaises. Forcé de renter à Paris par un crime qu'il résout en deux coups de cuillers à pot et quelques gravillons, Adamsberg découvre bientôt une série de décès d'hommes âgés à la suite d'une morsure d'araignée, la recluse. Or, les morsures de cette arachnide ne sont pas mortelles ,mais produisent d'ordinaire une nécrose des tissus humains. Alors que les forums s'enflamment sur internet, le commissaire faussement lunaire, subodore plutôt une série de crimes. Se mettant à dos son adjoint le cultivé Danglard, Adamsberg poursuit néanmoins ses investigations, forcément en dehors de toute procédure légale.
Quel plaisir de dévorer ce nouveau roman de Fred Vargas ! Jouant sur la polysémie du mot recluse, elle nous balade de Paris à Lourdes en passant par Nîmes et sa région, collectant au passage quelques boules à neige, deux cuillers et des araignées en pagaille ! On y croise aussi une brigade qui se mobilise pour nourrir une famille de merles, le chat qui ne ferait pas sept mètres pour réclamer sa nourriture, autant de présences animales chaleureuses et pleines de vie.
Il serait dommage d'en dévoiler plus sur l'intrigue qui ne semble jamais suivre de ligne droite mais parvient toujours à "retomber sur ses pattes" . Elle vaut surtout par l'écriture et l'attention qu'Adamsberg prête aux mots, les collectant soigneusement dans son carnet, avant de laisser agir ses "protopensées". On imagine très bien ce qu'un romancier "classique" aurait fait de cette histoire de vengeance par delà le temps, lui ôtant tout charme et toute poésie. Laissez-vous piéger par Fred Vargas , c'est un pur bonheur !
06:00 Publié dans le bon plan de fin de semaine, romans français | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : fred vargas
05/11/2019
Flammes
"Que dire ? Les gens changent.Les carrières partent en eau de boudin. Les vies regimbent. Les fiancés se tapent des consultantes en RH spécialisées dans la gestion du changement . Blondes. Le gin s'invite dans votre café, D'abord une petite pluie, puis un raz de marée. Alors je ne m'en veux pas quand il m'arrive de vexer quelqu'un , de balancer quelques taloches, de briser quelques os. Je ne ressens plus grand chose."
Parce qu'il ne veut pas que sa sœur Charlotte, comme toutes les femmes de la famille avant elle, soit "condamnée à revenir, métamorphosée et affreuse après sa mort", Levi se fixe un objectif: construire de ses mains un "cercueil apaisant".
Horrifiée par la nouvelle, Charlotte, bien décidée à être incinérée et non enterrée, s'enfuit,direction le Sud de la Tasmanie, l'île où se déroule cette histoire placée sous le signe des Flammes.
Commence alors un périple où la nature, les animaux et le feu jouent des rôles essentiels, où le fantastique s'insinue sans que cela semble poser problème aux personnages, tant il fait partie de leur quotidien. Des personnages qui prennent en charge chacun leur tour des chapitres, donnant à chaque fois une tonalité différente au récit.On suit ainsi le journal halluciné d'un narrateur qui sombre progressivement dans une folie meurtrière.
Des scènes prenantes, voire surprenantes, une écriture qui se renouvelle à chaque chapitre, une construction maîtrisée, tels sont les ingrédients d'un roman indispensable.
Flammes, Robbie Arnott, traduit de l'anglais (Australie) par Laure Manceau. Actes Sud 2019, 253 pages ensorcelantes.
06:00 Publié dans l'étagère des indispensables, romans étrangers | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : robbie arnott, tasmanie
04/11/2019
La grande fugue
"Victoire Overwinning, injoignable pour cause de suicide, meurtre, viol, noyade ou violences en tout genre. Possiblement en audience avec un détraqué. Rappelez plus tard."
Une violoniste est retrouvée morte, son archet planté sans sa carotide. Premier problème: qui est-elle ? S'agit-il de la fantasque et hyper douée Wanda, premier violon d'un quatuor à cordes ou de sa jumelle Sara-Louise, qui faisait aussi partie de l'ensemble ?
Gidéon Monfort, tout juste revenu au travail , en fauteuil roulant, certes, mais flanqué de son chien Tocard, improbable mélange de Berger allemand et de teckel, mène l’enquête, sous la houlette de la juge d'instruction Victoire Overwinning, haute en couleurs, dans tous les sens du terme.
L'enquête est ici un prétexte et plus que tout ce sont les personnages, leur manière de s'exprimer et leur manière de vivre, dépeintes avec beaucoup de truculence, qui sont au cœur de ce roman fluide et très agréable à lire.
On pense bien évidemment à Nadine Monfils et Ziska Larouge n'a pas à rougir de la comparaison. Un bon moment de lecture.
Merci à Babelio et aux Éditions Weyrich, collection Noir Corbeau 2019, 219 pages qui donnent envie de retrouver bientôt Gidéon et Tocard.
06:00 Publié dans Roman belge | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : ziska larouge
27/10/2019
Mission hygge ...en poche
ça n'est pas parce qu'on est triste qu'on est obligé d'être malheureux."
Plus habituée aux terrains de guerre qu'au confort douillet, la journaliste Chloé Savigny est envoyée, bien contre son gré, enquêter sous couverture dans le petit village danois de Gilleleje où les gens sont les plus heureux au monde .
Stressée, irritable, peu douée pour les relations sociales, souvent sarcastique, Chloé va peiner à trouver sa place au sein de la petite communauté danoise où elle va officier en tant que serveuse. Pourtant, peu à peu, à son corps défendant, Chloé va évoluer, s'ouvrir aux autres et admettre ses propres faiblesses.
Livre qui fait du bien, Mission Hygge remplit parfaitement son office tant son écriture est fluide, ses personnages sympathiques, même s'ils manquent un peu de profondeur, et sa lecture aisée sans tomber pour autant dans la facilité.
L'auteure sait nuancer son propos et ne fait pas du Danemark un pays de niais, bien au contraire. Elle souligne la rigueur des habitants mais aussi leur capacité à s'adapter aux conditions climatiques et aux difficultés en général. Elle n'omet également pas de préciser que le taux de suicide est hyper élevé dans ce pays , "Preuve que le bonheur n'est pas forcément contagieux."
Un bon roman de détente qui se lit d'une traite
06:00 Publié dans le bon plan de fin de semaine | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : caroline franc
26/10/2019
Une toile large comme le monde ...en poche
Kuan et Lu Pan ne font pas encore les liens, mais quelque chose s'est ouvert, la bouche béante d'une interrogation, le pendant obscur d'un fonctionnement, sous la forme du souvenir d'un lac."
Nous plongeons d'abord au fond de l'océan pour découvrir FLIN ,"un vulgaire câble","transportant loin des regards fichiers, mails, images, vidéos, et tout ce qui utilise de près ou de loin le world wide web".
Nous remontons ensuite à la surface et faisons la connaissance de personnages , nomades ou sédentaires, sur différentes parties du globe, qui tous utilisent internet , voire en sont devenus dépendants, se coupant parfois du reste de leur famille. Ce sont majoritairement de jeunes adultes, même si le plus accro est un adolescent féru de jeux vidéos en ligne. Un panel suffisamment varié pour nous permettre de découvrir plus avant les coulisses techniques d'internet de manière extrêmement concrète, claire et jamais ennuyeuse. Nous prenons aussi conscience au passage de toutes les formes de pollutions générées par le net.
Bientôt va naître un projet en apparence fou qui réunira virtuellement ou concrètement tous les personnages: couper internet...
Ce roman avait de prime abord tout pour me déplaire mais la fluidité du style et de la narration ont su me séduire et , au passage, j'ai appris plein d'informations passionnantes. Un grand coup de cœur !
06:00 Publié dans le bon plan de fin de semaine | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : aude seigne
25/10/2019
Les chants du large ...en poche
Finn, sa sœur aînée Cora et leurs parents vivent sur une île de terre-Neuve. Las, les morues et autres poissons ont disparu , l’île se dépeuple.
Finn et sa sœur dans un premier temps, puis Finn seul, sans jamais se plaindre, mais avec aisance et harmonie vont faire face à cette situation à leur manière.
Seul le nom de l'auteure, dont j'avais adoré le premier roman, m'a décidée à lire ce texte dont le thème n'avait rien d'emballant.
Bien m'en a pris car j'ai retrouvé l'écriture, toujours un ton au-dessous de ce à quoi on pourrait s'attendre, les ellipses tant narratives que stylistiques qui freinent juste avant de tomber dans le pathos ou le convenu.
Avec poésie, avec candeur, mais aussi détermination, les personnages d'Emma Hooper luttent contre la solitude, le chômage, sans jamais perdre de vue leurs sentiments.
Ces gens sont faillibles, mais les chansons de Terre-Neuve qu 'ils entonnent drainent à la fois le passé, irriguent le présent et ouvrent, si ce n'est vers un avenir, du moins vers une solidarité, une union à la fois poétique et fraternelle. Une atmosphère de fable et un grand coup de cœur.
Poétiquement traduit par Carole Hanna.
06:00 Publié dans le bon plan de fin de semaine | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : emma hooper
24/10/2019
#LitalienneQuiNeVoulaitPasFêterNoël #NetGalleyFrance
"C'est mon côté aventurière. Je saute, et après on voit s'il y a de l'eau dans la piscine ou pas."
A la suite d'un défi intellectuel (et amoureux), où "il s'agissait de démontrer que les notions de famille et d'appartenance n'étaient pas forcément interdépendantes, qu'il il était tout à fait possible de se soustraire à certaines traditions sans que ce soit un drame, que ça pouvait se passer très bien. ", Francesca, jeune italienne venue terminer ses études en France doit annoncer à sa famille que certes, elle les rejoindra à Palerme ,mais qu'elle ne fêtera pas Noël avec eux.
Écrit a posteriori, le récit multiplie à l'envi les avertissements "dans les histoires horribles", ce qui est un peu agaçant quand on n'est pas sensible au comique de répétition mais a le mérite d'annoncer que forcément, cette situation va tourner à l'aigre dans une famille italienne qui se veut de gauche, mais surtout italienne.
Tous ceux qui comme l'héroïne sont plutôt partagés en ce qui concerne la gabegie des fêtes de fin d'année apprécieront ce texte qui fait la part belle à l'humour, avec une narratrice pas toujours fiable, mais opère soudain un virage à 180 degrés qui rend l'expérience plutôt saumâtre. Histoire de nous mettre en garde ?
06:00 Publié dans Humour, romans français | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : jérémie lefebvre
22/10/2019
#Automne #NetGalleyFrance
"Il faut toujours être en train de lire, dit-il. Même quand on ne lit pas réellement. Sinon, comment lirions-nous le monde ? Considère ça comme une constante."
Automne, premier volume d'une tétralogie dont le deuxième volume est déjà paru en Grande-Bretagne, raconte l'amitié improbable entre Daniel, féru d'art et Elisabeth, jeune femme qui vient faire la lecture au centenaire dans sa maison de retraite.
Leur lien, quasi filial, est né quand Daniel était le voisin de la jeune Elisabeth. Lors de leurs promenades, Daniel , par petites touches,a su éveiller sa curiosité sur le monde de l'art et ,des années plus tard Élisabeth deviendra une spécialiste de la seule femme représentante du pop Art anglais, Pauline Boty.
Le roman, à l'écriture poétique, explore les thèmes du temps et des saisons, sur fond de Brexit, glisse avec subtilité d'une époque à une autre, suggérant au passage, par des détails du quotidien, que la Grande-Bretagne se rapproche de plus en plus de certains des ouvrages que lit Elisabeth (Le Meilleur Des Mondes, par exemple). Nos démocraties sont en danger, mais comme la mère de l'héroïne, rien ne nous empêche de manifester notre désapprobation par des actes symboliques. Un roman que j'ai savouré et dont j'ai déjà hâte de lire la suite.
06:00 Publié dans romans étrangers | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : ali smith
21/10/2019
River
"Pourquoi cette River a-t-elle une bonne moyenne générale et range-t-elle son vélo au milieu du salon quand elle est invitée chez les gens ?Pourquoi la vie est-elle si compliquée par une enfant compliquée ?"
"...strange, zarbi, bizarre, glauque même...", voici quelques-uns des adjectifs qu’on accole spontanément à River, bientôt quinze ans, six thérapeutes, une mère dévouée qui s'efforce de toujours traduire positivement les comportements de sa fille les plus dérangeants, un père plutôt perplexe et une sœur parfaite en tous points. Sans oublier deux grands-mères qui prennent ponctuellement le relais.
Un solide maillage familial donc , mais qui ne pourra empêcher le harcèlement de cette jeune fille par une bande de garçons manipulateurs et brutaux qui profitent du fait que River ne maîtrise pas les codes sociaux.
Avec une extrême finesse, Claire Castillon se glisse dans la peau de River, n'apposant aucune étiquette psychologique à l'adolescente, libre à chacun de glisser ce qu'il veut derrière cette notion de "différence" et de ne pas réduire le personnage à un "cas" médical.
Le récit qui ménage un formidable retournement de situation est aussi intelligemment mené, révélant par petites touches ce qui sera le calvaire de River avant que l'adolescente ne trouve en elle-même les moyens de se sortir de cette situation . Soulignons au passage que dont les membres de l'institution scolaire ne sortent pas vraiment grandis de ce roman, mais il est vrai que la loi du silence ne les aide en rien. Un roman qui broie le cœur.
Gallimard Scripto, 2019, 185 pages qui ouvrent les yeux des plus sceptiques.
Et zou sur l'étagère des indispensables.
06:00 Publié dans Jeunesse, l'étagère des indispensables, romans français | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : claire castillon, différence, harcèlement scolaire